Il existe deux types de forums politiques selon la taille de ces forums et la cohésion idéologique qu’il y règne. On peut d’ailleurs considérer que les facteurs sont souvent liés : l’importance du nombre de forumeurs ayant couramment pour corollaire l’existence de conceptions politiques fort différentes.

On pourrait distinguer un premier type de forum, qui se caractérise par un nombre conséquent de participants et qui induit la cohabitation de différents paradigmes idéologiques. Ce type de forum n’est généralement pas propice à la discussion et à l’échange constructif précisément parce que l’existence de paradigmes opposés ne jette pas les bases d’un dialogue, mais plutôt celles de l’invective ou de l’argumentation superficielle. Quant bien même, l’argumentation d’une des parties serait fort pertinente, il est bien rare d’observer l’émergence d’un paradigme dominant. Pour qu’un débat soit constructif, il faut au contraire qu’il y ait un objet à ce débat et que les individus ne soient pas organisés selon des schémas groupaux, puisque ces derniers substituent à l’échange sincère la joute rhétorique.

Ainsi, on ne saurait envisager un débat fructueux sans l’existence d’un paradigme de pensée dominant : pour pouvoir discuter avec des individus, encore faut-il avoir une base commune, un ensemble de convictions et de principes qu’il s’agit de questionner. S’il cohabite, au contraire, des systèmes idéologiques opposés, le débat se mue en simple affrontement, en simple proclamation d’une hiérarchie de valeurs, ce qui ne permet ni d’étudier les dynamiques des différents systèmes ni de saisir la substance profonde des différents propos. Il ne faut pas s’y tromper : sur les forums généralistes, il n’existe pas une telle base commune et concrète à partir de laquelle discuter, puisque le dénominateur commun des individus consiste uniquement dans le « respect » et la tolérance des idées d’autrui. Cette conception prescrit simplement les règles du débat et non pas son contenu : ceci est un cadre de procédures et non un socle auquel chacun peut se rattacher.

Puisque le débat est presque par essence infructueux sur le premier type de forums, on pourrait penser trouver la solution dans des forums plus restreints, plus spécialisés, avec un public plus restreint et doté d’un paradigme dominant. Bref, sur des forums thématiques. Or, de mon point de vue, tel n’est pas le cas. En effet, l’existence d’un paradigme dominant dote une telle structure d’une identité, qui doit être maintenue car elle constitue sa raison d’être. Ainsi, ce type de forum est fort utile en tant que source d’information, précisément parce qu’il est spécialisé. Quant aux débats, par principe, leur cadre est limité : on peut désormais discuter d’un objet précis en termes approfondis ; néanmoins, la nécessité absolue de conserver une majorité de forumeurs acquis à l’idéologie dominante induit un certain nombre de processus, qui permettent d’excommunier l’opposant ou le prétendu opposant.

Sur ces forums, la pensée de groupe existe à deux niveaux : premièrement, vis-à-vis d’un extérieur hostile, deuxièmement, vis-à-vis des autres sous-divisions idéologiques du forum. Il est donc nécessaire dans ces petites structures qu’il existe une cohérence du noyau dur, notamment sous forme de relations d’amitiés ou sociales : à l’inverse d’un forum généraliste, ce noyau dur est crucial et ne peut fluctuer de manière importante puisque les « piliers » constituent, sont garants de l’essence du forum et permettent donc de disposer d’un niveau plus approfondi de discussion.

Il est ainsi facile de voir qu’il existe sur ces forums un processus d’acceptation progressive des individus, qui subissent tests et sont jugés selon leur conformité au paradigme idéologique. Une expérience facile à mener consiste à comparer les réactions à deux discours critiques proches – voire identiques – selon qu’ils viennent d’un membre établi ou d’un nouvel arrivant : le premier sera considéré a priori comme digne d’intérêt, le second excommunié ou source de suspicions. On perçoit ici que la recherche de la vérité ou le débat constructif n’est pas à proprement parler le but de telles formes de forums : si les individus y sont incités à développer leurs facultés dans un contexte prétendument protecteur vis-à-vis des influences néfastes extérieures, ce discours n’est souvent que de façade.

On en arrive ici à ce qui constitue le mécanisme le plus notable de défense sociale vis-à-vis de l’hérésie idéologique : si le nouveau membre est de facto excommunié, le membre établi – s’il adopte un discours critique – est incité à revenir dans le droit chemin soit par des arguments d’autorité, des propos outranciers l’assimilant au groupe honni, des appels à l’amitié ou à la sympathie ou pour finir, des arguments de pure forme (orthographe, style d’écriture). Si ce dernier persiste dans son propos, il est du devoir des individus-clé du forum de le considérer comme extérieur à lui : ce qui était auparavant conçu comme un mécanisme de défense et une menace devient effective, l’individu est puni, il est banni du groupe dominant. Son statut change alors : ses propos sont plus dignes d’intérêt quelque soit leur pertinence dans l’absolu : il ne s’agit plus de réfléchir, mais de juger, de qualifier l’individu en question, et in fine de développer des arguments psychologiques.

Ce mécanisme, qui permet de conserver la pureté idéologie d’un forum, est d’autant plus actif que la spécificité idéologique du forum est accrue : ce n’est que parce qu’on n’a pas déjà été habitué à cohabiter avec des tendances idéologiques différentes que l’on peut adopter une attitude sectaire. Néanmoins, il est à noter que cette convergence idéologique recèle en elle-même ses limites : sans divergence, il n’y a pas de débat, et la présence sur un forum est totalement inutile. Ceci implique que les individus présents sur un forum recherchent d’autant plus la différenciation et donc l’opposition argumentée que leurs positions idéologiques sont proches : les distinctions se font de plus en plus sur des détails insignifiants. C’est d’ailleurs cette tendance, qui réduit comme peau de chagrin le groupe, qui implique un dogmatisme intransigeant et une intolérance vis-à-vis des moindres écarts.

A ce propos, Jean-Pierre Dupuy signale dans L’enfer des choses :

Or, jamais on n’a consacré tant d’efforts à se distinguer les uns des autres, tout en jugeant insupportable le moindre signe de distinction chez le voisin. Les préposés à la recherche des inégalités sociales en découvrent de nouvelles tous les jours – les dernières en date portent sur la capacité de résistance au soleil et à une nourriture abondante –, tandis que des divisions arbitraires se creusent entre des groupes parfaitement identiques, qui se fascinent d’autant plus qu’ils s’inventent les raisons les plus dérisoirement abstraites pour s’excommunier les uns les autres. Il n’y a pire rivalité que celle des frères ennemis. Blanc Bonnet et Bonnet Blanc sont toujours convaincus que tout les oppose et qu’ils n’ont rien de commun.

Nous voyons ici tout le drame des forums politiques, et d’ailleurs plus généralement de tout forum de débat, qui touche de manière intime soit à nos vies propres, soit à notre conception du monde (religion, morale, etc.) : d’un coté, l’existence de paradigmes différents empêche l’existence d’un débat productif, d’un autre coté, la tentative d’unification de ses paradigmes entraîne une instrumentalisation de la vérité et un dogmatisme, qui reflète d’autant plus la pensée de groupe.

Je ne suis pas loin de conclure à la complète inutilité des forums politiques en matière de débat, puisque le seul avantage que je leur reconnais, s’ils sont thématiques, est de permettre de disposer d’une base d’information et de documentation développée. Cet état de fait est d’ailleurs lié à la formation de groupes, phénomène qui pollue le débat, puisque les individus prennent alors également en compte le regard et l'appréciation d'autrui et non plus simplement la recherche de la vérité. Il n’est pas étonnant de retrouver sur Internet le même problème que lors des discussions politiques dans la vie réelle, qui, à plus de deux, tournent souvent au café du commerce !

Aucune des remarques précédentes n’a une portée argumentative dans un débat idéologique, il s’agit uniquement de constatations personnelles sur ce qui conditionne les débats sur un forum politique. Je ne suis bien entendu pas personnellement exempt moi-même de ces travers. Bien entendu, toute ressemblance avec des faits ou des personnes existant ou ayant existé serait purement fortuite.