II/ Propriété, autorité et paix.

Dans Propriété et Loi (1848), Frédéric Bastiat affirme que :

Dans la force du mot, l'homme naît propriétaire, parce qu'il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne; la propriété n'est que le prolongement des facultés. Séparer l'homme de ses facultés, c'est le faire mourir; séparer l'homme du produit de ses facultés, c'est encore le faire mourir.

L’économiste constate donc que l’homme, puisqu’il est doté de besoins naturels, est contraint, pour se préserver lui-même, de se rendre possesseur de la nature, de la transformer pour assurer sa survie. On constate que les ressources et produits sur Terre sont, à chaque moment, en quantité limitée alors que les appétits des hommes les concernant sont insatiables : il faut donc que toute chose désirée par beaucoup soit appropriée par certains. Le droit de propriété permet de substituer l'appropriation par le travail et la mise en valeur à la violence et à la loi du plus fort où chacun accapare et convoite les ressources et produits fabriqués. L’interrogation à laquelle la philosophie politique doit répondre n’est donc pas de savoir si cette appropriation est ou non nécessaire ou licite, puisque, de fait, elle l’est, mais est de savoir selon quel type d’organisation la propriété va être organisée. Il existe ici deux types de régimes possibles :

  1. la propriété « collective » ;
  2. la propriété individuelle.

La propriété dite collective se caractérise par la mise en commun des propriétés composant la collectivité. Cette collectivité peut prendre la forme d’un village (ex : le mir), d’une coopérative ou bien d’un Etat. Les décisions relatives à la propriété sont prises selon un mode de délibération prédéfini, dans lequel participe soit toute la communauté, soit une catégorie particulière de la communauté (classe ou sexe) soit une personne unique. Dans tous les cas, le propre de cette forme de propriété est de ne pas être divisible, c’est-à-dire qu’un individu composant la communauté ne peut pas sortir du régime de propriété collective en récupérant sa part. A l’inverse, la propriété individuelle repose sur cette autorisation d’un retrait des individus de l’association des différentes parties, qui a donc un caractère purement temporaire.

Or, dans les faits, les individus sont dotés chacun d’une volonté et poursuivent des buts, qui, s’ils ne sont pas systématiquement incompatibles, sont pourtant toujours différents. Lorsque l’on est astreint à un mode de décision, dans la propriété collective, qui induit qu’on n’a que peu ou pas d’emprise sur les buts poursuivis par la communauté, ceci génère des conflits quant à la finalité et des moyens à mettre en œuvre, puisque presque personne n’est réellement satisfait de son sort. Lorsqu’un tel accord n’est pas possible à trouver et que tous les membres sont contraints de cohabiter sans possibilité de se retirer – comme dans le cas de la propriété individuelle –, l’unique solution pour trancher le désaccord est le retour de la violence et de l’oppression. Cette situation a ceci de paradoxal qu’elle induit un retour à un état antérieur à la définition de la propriété à l’intérieur même de la collectivité propriétaire, c’est-à-dire à la fin de la paix civile et donc à la négation du droit.

Ce que je viens d’écrire ne signifie nullement qu’une propriété d’ordre collective peut ne pas perdurer à travers les siècles chez certains groupes humains. Au contraire, ces groupes humains ont deux traits qui expliquent pleinement que de tels conflits ne surviennent pas, et donc, que le problème du choix entre propriété collective et individuelle ne se pose pas : d’une part, ces groupes ont, la plupart du temps, une conception de l’individu simplement comme élément de la totalité sociale, ce qui ne produit pas de volonté d’émancipation de ces derniers ; d’une part, ces groupes sont organisés selon des modes de productions artisanales et rudimentaires, grâce auxquels la satisfaction des besoins demeure très restreinte, et, par conséquent, il est bien plus rare qu’adviennent des conflits quant aux différents choix de vie et de buts poursuivis, tant les possibilités d’avoir des trajectoires différentes sont limitées matériellement. Ce n’est que dans les sociétés où émergent une conception individualiste de l’homme et des potentialités de production importantes que les conflits à l’intérieur des communautés propriétaires deviennent aigus et où l’adoption de la propriété individuelle devient absolument nécessaire.

Puisque la propriété dire collective est récusable et illégitime, cela signifie également que la propriété, à caractère monopolistique octroyé par la loi, est récusable car elle revêt les mêmes traits et tombe sous les même écueils que la première. En effet, puisqu’il ne peut exister relativement à un secteur d’activité qu’une unique organisation, qui se charge de produire certains biens ou d’assurer certains services, aucun client ni aucun fournisseur ne peut se désolidariser de cette entité, ne peut en sortir, même dans le cas où il ne serait pas satisfait des services que l’entité lui fournit ou des exigences qu’elle lui demande. Puisqu’il n’y a pas de possibilité de régulation externe, type concurrence potentielle, les individus sont astreints aux exigences et finalement, à l’arbitraire du monopole de production, qui, en tant que système de production, ne règle pas son action selon des règles définies et immuables mais en fonction de ses capacités, de ses stocks, de sa main d’œuvre, etc., c’est-à-dire de variables tout à fait contingentes.

Le leitmotiv des libéraux classiques apparaît d’ailleurs d’avantage comme un refus catégorique du monopole de production, des velléités de monopolisation étatique ainsi que d’intervention directe dans la production, puisque aucune activité ne saurait être étatisée sans que surgisse la violence et l’arbitraire tant dans la décision de monopoliser et d’étatiser que dans l’organisation du monopole vis-à-vis des différents individus, que comme un refus pur et simple d’un rôle quelconque à jouer. Par exemple, Jean-Baptiste Say écrit ces lignes, dans son Traité d'économie politique (1803) :

Les entraves compriment l'essor de la production, le défaut de sûreté la supprime tout à fait. (...) Si le gouvernement est un mauvais producteur par lui-même, il peut du moins favoriser puissamment la production des particuliers par des établissements publics bien conçus, bien exécutés et bien entretenus... Les académies, les écoles publiques, les musées contribuent à la production de richesse.

Il demeure ici un certain nombre de questions qui n’ont pas encore été traitées, au premier rang desquels la définition précise de ce que recouvre le droit de propriété. Nous devons sa définition traditionnelle au droit romain, pour qui il est constitué de trois volets : usus (droit d’utilisation du bien), fructus (droit de percevoir les fruits et les produits issus du bien) et abusus (droit de disposer de sa propriété comme on l'entend : donation, vente, destruction, etc.) Néanmoins, si cette définition ne pose aucun problème dans un cadre privé, c’est-à-dire intime, personnel ou familial, il n’en est pas de même si un individu exerce, par sa propriété, une autorité sur d’autres individus. En effet, puisque l’on sort du simple domaine personnel (type foyer ou entreprise individuelle), on rencontre d’autres consciences également autonomes qui peuvent ne pas accepter cette autorité exercée de droit par le propriétaire : il est donc impossible de considérer ’’a priori’’ que les mêmes règles s’appliquent dans ces cas-là sans nier le problème difficile à résoudre de la cohabitation (pacifique) – qui est, à proprement parler, l’objet du droit.

Si l’erreur des marxistes fut de croire que l’on pouvait revenir aux formes de propriété collective primitive, alors qu’était intervenue une révolution intellectuelle qui fait émerger la notion d’individu, l’erreur de John Rawls fut de ne pas considérer pleinement ce problème de la propriété et de l’autorité, en proposant comme solutions ou bien une démocratie de propriétaires de telle manière que personne ne soit soumis à l’autorité d’un propriétaire sans en être soi-même un, ou bien un socialisme de marché de telle manière que la propriété des moyens de production ait été dans les mains de l’Etat, alors que cela ne réglait en rien la question de l’autorité détenue par ce dernier. Dans les deux cas, Rawls a adopté la solution de facilité : au lieu de s’attaquer à ce problème épineux, il a préféré prôner des régimes où il ne se posait pas ou ne paraissait pas se poser, sans se préoccuper de la faisabilité d’une transition.

En dernier lieu, il me semble important de souligner qu’il est impossible de séparer radicalement, dans la pratique, la morale des conceptions politiques. Cette exigence est essentielle dans la détermination du droit, mais apparaît comme inopérante dans la vie de tous les jours, puisqu’un certain type de valeurs éthiques imprègne nécessairement tous les aspects d’un individu, y compris dans sa dimension politique. Puisque le fondement du libéralisme et de l’éthique qui y est jointe, est l'individualisme, il me paraît donc vain et irréaliste de penser que cette théorie politique pourra être adoptée par une large partie de la population et in fine appliquée sans que cette population soit empreinte du même type d'individualisme ou finisse par y adhérer. Or, alors que l'individualisme exalte l’individu lui-même, dans son autonomie, ses capacités d’indépendance et de choix, sans qu’il doive être considéré en fonction de ses origines sociales, de sa race, de sa religion, de son sexe, etc., en réalité, dans le système économique libéral, il est impossible pour les individus de s'affranchir des limites et des restrictions posées par le coût des services ou les discriminations. La contradiction du point de vue individuel, qui est donc facteur d’instabilité, est la défense théorique de la part du libéralisme d’un idéal de promotion sociale, quant bien même le constat pratique serait une impossibilité pour certains d’accéder, pour des raisons financières, à certains services (type éducation, études) en dépit de leur mérite ou talent personnel. Michel de Montaigne illustre, par exemple, cette conception individualiste au chapitre 37 du livre I des Essais (1580) :

Je n'ay point cette erreur commune, de juger d'un autre selon que je suis. J'en croy aysément des choses diverses à moy. Pour me sentir engagé à une forme, je n'y oblige pas le monde, comme chascun fait, et croy, et conçoy mille contraires façons de vie : et au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference, que la ressemblance en nous. Je descharge tant qu'on veut, un autre estre, de mes conditions et principes : et le considere simplement en luy mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. (...) Je desire singulierement, qu'on nous juge chascun à part soy : et qu'on ne me tire en consequence des communs exemples.

Le problème de la stabilité – et donc le caractère pacifique – d’un système économique et politique est intimement liée à la question de son acceptation par les populations. Un tel problème se pose tout aussi bien aux libertariens qu’aux libéraux classiques, et je ne prétends pas y apporter de réponse pleinement satisfaisante. Néanmoins, puisque les individus ont une tendance toute naturelle à se comparer et à s’envier, il me semble qu’on ne peut pas totalement évacuer la problématique de l’inégalité matérielle : puisque l’on a refusé et révoqué comme illégitime la collectivisation de même que l’égalitarisme, qui apparaît de toute façon comme non fondé, car les individus ne sont pas identiques mais similaires, il convient cependant de s'assurer que chacun peut percevoir une possibilité d'amélioration à venir de son sort, des perspectives permises par la mobilité sociale. S’il apparaît comme évident que le système social-démocrate actuel l’entrave très sensiblement, un système libéral ne saurait l’assurer qu’en fournissant aux plus nécessiteux un minimum vital dans les activités-cadres telles que l’éducation, la santé ou l’assurance-chômage. Le libéralisme a pour principe de substituer à une conception statique une conception dynamique : il n'est pas dramatique de perdre son emploi et/ou d'avoir un emploi précaire, s’il est possible d’en retrouver rapidement un autre à un niveau voisin ou supérieur, sans que les individus se voient contraints à perdre pied pendant la période de transition. Les activités évoquées précédemment ne sauraient en aucun cas être étatisées, en vertu de ce que j’ai écrit précédemment à propos du monopole légal : l’étatisation n’est qu’un préalable à un contrôle effectif des coûts et donc à des limitations des choix individuels dans la mesure où l’Etat ne dispose, via l’impôt, que de ressources matériellement limitées. Le choix devrait au contraire s’orienter vers des systèmes de chèques, où l’objectif n’est plus le financement de l’activité ou de la structure mais de l’individu et de son développement. Si le libéralisme est imprégné du modus vivendis anarchiste : « l’anarchie c’est l’ordre; car, le gouvernement c’est la guerre civile. » (Anselme Bellegarrigue), tant il souligne que l’extension du pouvoir de l’Etat est créateur de conflits, désordres et déséquilibres, je pense pourtant qu’il s’agirait d’une erreur notable que de le réduire à cet unique aspect.