Je tiens ici à exprimer quelques remarques sur les limites et les risques de la modélisation dans les sciences, et en particulier, dans les sciences sociales. Le but de la modélisation est la production d’une représentation simplifiée d’un objet d’étude, de manière à pouvoir le penser dans un cadre théorique. La recherche de la cohérence du modèle en est donc un corollaire relativement évident : puisque chaque fait a des propriétés propres et ne peut être lui-même ainsi que son contraire, nous ne pouvons concevoir une réalité contradictoire, nous devons donc la figurer par un modèle possédant le même type de propriété de non-contradiction.

Il existe néanmoins plusieurs manières de produire cette cohérence : ou bien par la négation d’un certain nombre de faits, et donc par modélisation d’une réalité assez amputée pour être conçue comme disposant de propriétés assez simples et uniformes, ou bien par l’élaboration d’un modèle suffisamment puissant pour pouvoir distinguer selon différentes hypothèses des états où ne s’appliquent pas les mêmes règles. En pratique, le modèle global qui figure de manière la plus approfondie la réalité est l’agrégation sous différentes conditions de modèles plus simples. Autrement dit, l’ensemble des modèles atomiques forme une partition du modèle global – c’est-à-dire que chaque modèle atomique s’applique sous des hypothèses déterminées, qui ne se confondent pas avec celle d’un autre modèle atomique, et l’union de tous ces modèles atomiques forment le modèle global.

Une citation exprime très bien le premier type de démarche, qui rappelle fortement celui de certaines idéologies politiques qui seraient fort bien mieux inactives :

Si les faits ne correspondent pas à la théorie, changez les faits. (Albert Einstein)

L’exemple type de la seconde démarche est sûrement celui de l’« intégration » de la mécanique classique à la théorie de la relativité générale, en signalant que la mécanique classique n’était plus valable pour des vitesses de déplacement des corps proches de la célérité, mais que la mécanique newtonienne reste néanmoins un cas particulier de la théorie d’Einstein pour des vitesses faibles de déplacement des corps.

Ce qui m’amène à une conclusion d’étape somme toute assez évidente, qui est de remarquer que tout modèle est perfectible, et qu’il ne représente jamais toute la réalité. Ainsi, il me semble que la préoccupation principale dans les sciences sociales ne devrait pas être la recherche absolue de la cohérence des modèles, encore moins par l’élimination des faits gênants, mais, au contraire, la recherche de ce qui peut expliquer les contradictions a priori. C’est par ce mouvement qu’il est possible d’unifier les deux types de contradictions relatives aux modèles, à savoir la contradiction inhérente au modèle et la contradiction entre le modèle et la réalité, puisque la mauvaise résolution de l’une entraîne l’autre. En effet, dans le cas où une contradiction inhérente au modèle est résolue de manière imprécise, soit par l’élimination d’un type de raisonnement, soit par une attribution erronée d’hypothèses, on observe alors des contradictions entre le modèle et la réalité des faits, et vice-versa.

La foi du savant ne ressemble pas à celle que les orthodoxes puisent dans le besoin de certitude. Il ne faut pas croire que l'amour de la vérité se confonde avec celui de la certitude... Non, la foi du savant ressemblerait plutôt à la foi inquiète de l'hérétique, à celle qui cherche toujours et n'est jamais satisfaite. (Henri Poincaré)

Ceci me permet d’exprimer mon désarroi croissant face à une certaine tendance à rechercher absolument la cohérence, en considérant que le modèle doit absolument éliminer toute incohérence, puisque ce qui fait progresser notre compréhension de la réalité naît de l’incohérence, de l’un ou l’autre type de contradiction ! Imaginer que nous pourrions construire un modèle dans lequel il n’y aurait plus aucune contradiction revient à considérer que nous aurions absolument tout exploré d’un sujet, que nous serions arrivés à une sorte d’« ataraxie » dans la connaissance – ce qui me semble sinon impossible, du moins fort présomptueux.

Whenever a theory appears to you as the only possible one, take this as a sign that you have neither understood the theory nor the problem which it was intended to solve. (Karl R. Popper, Objective Knowledge : An Evolutionary Approach, 1972)

Ceci me permet donc d’arriver à mon ultime remarque qui concerne la production de nouveaux concepts, de nouvelles explications puis finalement de nouveaux modèles. Cette production est, selon ce que je viens d’écrire, ce qui m’apparaît comme le plus essentiel dans la recherche des sciences (sociales) et de la philosophie politique. Or, il existe un argument supplémentaire à l’encontre d’une volonté d’une modélisation finale et définitive en ce domaine. Un tel modèle considéré comme finalement abouti a pour unique but d’ordonner les connaissances déjà accumulées selon un schéma cohérent pour en affirmer la véracité, mais n’est aucunement tournée vers la découverte de nouvelles approches.

Tel est, par exemple le cas de la praxélogie de Ludwig von Mises, qui reconstruit à partir d’une base axiomatique (et donc d’une manière synthétique et déductive) l’ensemble de connaissances valables en économie à son époque. Ceci est un formidable test pour affermir les connaissances, mais il reste tout à fait muet sur ce qui n’a pas été encore découvert, et ce ne peut être dans un tel cadre synthétique que ces nouvelles explications peuvent être découvertes – mais par l’observation factuelle et l’intuition.

Mieux vaut alors savoir que nous percevons la réalité à travers un certain modèle et que nous devons nous en écarter parfois pour comprendre ce que nous ne comprenons pas encore, et qui est mis en évidence par certaines contradictions. Ceci cependant peut être désagréable, mais n’est-ce pas à ceci que l’on reconnaît l’honnêteté intellectuelle, à la capacité d’avouer que nous pouvons avoir tord ?

Il n'est qu'une erreur et qu'un crime : vouloir enfermer la diversité du monde dans des doctrines et des systèmes. (Stefan Zweig, Montaigne)