Je ne me souviens plus exactement ni du forum – il me semble cependant qu'il s'agissait de l'ancien forum liberaux.org, encore disponible en version archivée il y a quelques mois – ni de la personne qui écrivait les quelques lignes que je vais maintenant citer. La personne en question évoquait une nouvelle, ou peut-être bien un roman, mettant en jeu un homme qui, pour se rendre chez lui après son travail, utilisait un système de téléportation. L'homme entrait donc dans un premier sas puis sortait, en quelque sorte, dans un autre sas lié à sa destination. Il se trouve que le système de téléportation en question n'en était pas vraiment un ; au lieu de transférer l'homme d'une borne à l'autre, le système le copiait, le détruisait puis le matérialisait dans un autre corps ad hoc artificiellement créé pour l'occasion. La nouvelle en question, loin, à l'évidence, de développer une quelconque philosophie, invitait cependant, via le problème de cet homme qui, voulant simplement rentrer chez lui, était cyniquement détruit et remplacé par une copie, à réfléchir sur la question relative à la continuité de l'être et à la mort.

Peut-on répondre, en effet, de manière objective, à la question suivante, question qui d'ailleurs est posée tout au long de l'excellent roman de science-fiction La Cité des Permutants, de Greg Egan ; la copie – copie supposée parfaite, autant physiquement qu'intellectuellement de l'homme original – est-elle la même personne que l'original, ou, au contraire, est-elle une personne différente de celui-ci ? Je ne pense pas qu'on puisse apporter une réponse objective à cette problématique, puisque celle-ci appelle une réponse différente selon que l'on se place du point de vue de la copie ou de l'original.

Aux yeux de la copie, comme de toute autre personne extérieure à l'original, elle sera bien la même personne que l'original ; elle dispose de l'ensemble de sa mémoire, de ses schémas de pensée, de son caractère, si bien qu'elle est incapable non seulement de se rendre compte mais aussi d'établir une distinction entre sa vie de copie et la vie héritée de l'homme original. Dès lors, comment, en se mettant, je le rappelle, dans la peau de la copie, considérer que cette même copie soit une autre personne que l'original ? Comment l'entourage de cette copie, en ignorant la vérité autant qu'en en ayant connaissance, peut elle voir en elle autre chose que ce qu'a été l'homme original ? Si l'on se place, maintenant, du point de vue de l'original, nous ne pouvons qu'aboutir à une conclusion différente, opposée à la précédente. Il est utile, pour répondre à cette question, de se prêter à une expérience de pensée qui nous mènera sur la voie de la réponse. Imaginez-vous, au moyen d'une baguette magique ou d'une quelconque future technologie, face à votre clône parfait ; copie parfaite de vous-même, il dispose en conséquence de cela de vos propres sentiments, de vos propres schémas de pensée autant que de vos propres souvenirs, si bien qu'à l'image de notre homme faussement téléporté précédent, il pense être vous-mêmes ; le considèreriez-vous comme vous-mêmes ou comme une personne autre ? A l'évidence, vous ne vivez pas ce qu'il vit, ne pensez pas ce qu'il pense, ne sentez pas ce qu'il sent, il est, de ce point de vue, autant étranger à vous que votre voisin, votre père, votre oncle ou je-ne-sais-qui peut l'être. Parce que vous l'avez en face de vous et que vous ne maîtrisez pas ses faits et gestes, vous pouvez répondre sans aucun doute à la problématique que nous avons précédemment posé ensemble, et vous affirmerez sans plus réfléchir que votre clône, votre copie n'est pas la même personne que vous-mêmes. Imaginons, maintenant, qu'il y ait une différence temporelle entre votre mort et la création de votre clône ; entendez par là qu'à l'exemple de l'homme prochainement annihilé par notre cynique système de téléportation, nous décidions préalablement de vous éliminer avant même que vous ayez perçu de vos propres yeux une étincelle de vie dans ceux de votre clône. De la même façon que votre clône était distinct de vous-mêmes lorsque vous l'aviez en face de vous, vous conviendrez qu'il est toujours distinct de vous-mêmes y compris dans le cas où vous n'auriez pu le voir, que ce soit par ignorance de son existence autant que par votre propre mort. La réponse à la question étant à l'origine de ces deux expériences de pensée peut alors être prononcée ; du point de vue de l'original, la copie n'est pas lui-même, la copie est une autre personne.

Positionnons-nous du point de vue de l'homme original, celui qui va utiliser le système de téléportation et qui par la même occasion mourra – car nous sommes bien, vous et moi, des originaux et non des copies, non ? Par quoi est fondée la différence entre nous-mêmes et notre copie ? La différence ne saurait être biologique ; notre copie est certes composée d'autres atomes, mais notre composition atomique et moléculaire n'a aucun rapport avec notre individualité : nous ne nous identifions pas à un corps, à un assemblage d'atomes, mais à une pensée ; lorsque nous parlons de nous-mêmes, nous évoquons un caractère, une intelligence, une conscience et non une enveloppe corporelle. S'il y a donc une différence entre nous et notre copie, c'est qu'il y a eu une coupure dans notre conscience, provoquée par notre destruction allant de pair avec l'usage du système de téléportation.

Le problème devient intéressant lorsque l'on en vient à penser ceci : qu'est-ce qui différencie cet homme là, qui va se faire détruire puis qui sera remplacé par une copie, de nous-mêmes, qui, ce soir, nous coucherons puis nous lèverons demain matin ? Si ce qui fonde la différence entre deux êtres est de l'ordre d'une rupture au niveau de la continuité de la conscience, sans égard pour le support matériel, comment pourrions-nous penser autrement à ce propos ? Cela n'entre pas, en outre, en contradiction avec notre propre expérience : je me sens effectivement moi-même lorsque je pense à la journée d'hier ou au-delà puisque je dispose des souvenirs des « moi » antérieurs – je suis ici la copie –, de même que le « moi » de demain pensera avoir été moi-même car il disposera de mes propres souvenirs. Par rapport au « moi » de demain, je suis l'original ; à ce titre, nous sommes distincts, comme l'homme annihilé par notre système de téléportation se distingue de sa propre copie. A l'homme qui, craignant de mourir, refuse de rentrer chez lui autrement qu'en marchant pendant des heures, nous ne pouvons que lui conseiller de ne plus dormir.

Note : comme chacun l'aura remarqué, ce texte a été placé dans la rubrique Détente, ce qui signifie qu'il est à caractère avant tout divertissant et ne constitue en rien l'esquisse d'une quelconque théorie à propos de je-ne-sais-quoi. Ceci étant dit, ceux qui apprécient la sodomie de lépidoptères sont invités à laisser un commentaire.