La déification de l'Etat correspond au fait de conférer un aspect sacré, ou du moins fondamentalement supérieur à l'intervention étatique. Elle peut se manifester sous plusieurs formes ; en dehors de la simple considération à l'égard de l'interventionnisme, pour n'en citer que quelques unes, de manière non exhaustive, nous pourrions évoquer, par exemple, la crainte [1] que peut créer la rencontre avec les serviteurs de l'Etat, ou, plus généralement, l'ensemble des rituels – hymne, uniformes, traditions – accompagnant la vie politique de la même façon que la liturgie règle le culte religieux.

La statolâtrie, selon l'expression employée par Mises, n'est ni une pratique ni une invention de notre siècle ; il est aisé de retrouver au fil de l'Histoire une association quasi-systématique entre l'Etat d'un côté et un ordre supérieur – implicitement ou explicitement religieux – de l'autre. Ainsi, dès l'antiquité, l'Etat se voit dans la plupart des cas justifié par des motifs religieux. Au sein de la civilisation sumérienne, par exemple, l'organisation étatique, dans les différents mythes et légendes ayant court à cette époque, est issue d'un ordre imposé par des dieux, ou plutôt, par des surhommes[2]. Nous retrouvons le même principe chez les egyptiens, où Horus, l'un des six rois-dieux, dont le nom signifie par ailleurs "celui qui est au dessus", est considéré comme étant le premier des pharaons ; dès lors, et ce n'est pas un trait caractérisant particulièrement l'Egypte antique, le pharaon jouera le rôle d'administrateur mais aussi de prêtre suprême. De la même façon, religion et politique sont étroitement liés sous la Rome antique ; le culte des dieux va de pair avec le respect de l'Etat, d'ailleurs, sous l'Empire, les empereurs seront vénérés et considérés comme de véritables divinités. Le moyen-âge n'échappera pas à cet enchaînement de fait : le roi est considéré comme tenant son pouvoir de Dieu ; l'Eglise, par ailleurs, jouera un rôle à proprement parler politique, puisque prélevant un impôt et organisant de surcroît la vie en société. La collusion entre religion et Etat est alors totale. Cette situation perdurera, tant bien que mal, avec des hauts et des bas jusqu'à la séparation – du moins dans notre pays, la France – entre l'Eglise et l'Etat en 1905 ; la déification de l'Etat ainsi que le culte de la politique ne s'arrêtera pas pour autant.

Si religion et Etat sont théoriquement séparés, le culte de la politique a quant à lui bel et bien subsisté : que ce soit sous sa forme économique, sous le nom de socialisme ou social-démocratie – sa forme édulcorée -, où l'Etat, présenté en garant du long terme, sous ses traits de vieillard éternel, - ce qu'il n'est d'ailleurs aucunement, l'Etat n'étant qu'une abstraction pour désigner des hommes bien réels où le long terme se résume à l'échéance des prochaines élections – dirige la vie économique en prétendant faire mieux que les millions d'hommes qui composent le marché, ou que ce soit sous sa forme morale, sous le nom, dans nos pays, de conservatisme, où Dieu-l'Etat impose un ordre moral à ses ouailles, lesquelles, probablement jugées trop stupides pour gérer leurs vies, ne peuvent vivre comme elles l'entendent sous peines d'être condamnées ; les prêtres de l'étatisme pensent souvent avoir la vue plus longue que les hommes, dont ils ne diffèrent pourtant en nul point. Quelque soit l'expression de l'étatisme, nous sommes donc dans la continuité des situations antérieures, à la différence cependant que la perfection caractérisant toute divinité n'est plus : elle se repporte alors sans cesse dans le futur, comme l'exprime par ailleurs Bakounine[3] dans son ouvrage Dieu et l'Etat :

Notre Christ se distingue du Christ protestant et chrétien en ceci, que ce dernier est un être personnel, le nôtre impersonnel; le Christ chrétien, déjà accompli dans un passé éternel, se présente comme un être parfait, tandis que l'accomplissement et la perfection de notre Christ à nous, de la Science, sont toujours dans l'avenir, ce qui équivaut à dire qu'ils ne se réaliseront jamais.

La déification de l'Etat, entretenue par les bureaucrates et autres planificateurs étatistes, n'a pour autre finalité que de justifier leur propre rôle en déresponsabilisant l'individu et par la même créer les problèmes qu'ils sont par ailleurs sensés résoudre. A titre d'exemple, la récente campagne de propagande visant à afficher en caractères gras et de taille importante l'intitulé “fumer tue” sur les paquets de cigarettes, ou encore, le fait de retirer des lycées les distributeurs automatiques de nourriture ; si ces mesures peuvent paraître anodines en apparence voire relever du bon sens, elles contribuent indubitablement à la déresponsabilisation de l'individu. De la même façon que l'on juge le lycéen inapte à gérer sa consommation de matières grasses – chose curieuse dans une Education Nationale sensée faire du lycéen le futur citoyen adulte et responsable -, l'homme adulte est lui-même jugé inapte à savoir distinguer le bon du mauvais, l'utile du nuisible ; tout est fait de façon à ce que l'homme, naturellement destiné à devenir adulte, reste inéluctablement dans l'enfance. C'est ainsi que, dans un texte quasiment prophétique, Tocqueville s'exprimera en ces termes[4]:

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même.

La déresponsabilisation de l'individu est entre autres choses ce qui permet aux hommes politiques de prétendre résoudre les problèmes qu'il ont eux-mêmes créé. L'exemple le plus frappant est probablement celui de la solidarité. En faisant de la solidarité un ensemble d'opérations financières dénuées de tout sentiment – car la réelle solidarité, celle que l'on pratique volontairement, en est un -, en sus des effets pervers qu'elle implique, les hommes ne sont plus incités, voire n'ont plus intérêt du tout à entretenir ce même et précieux sentiment, d'autres personnes s'en chargeant théoriquement à leur place. C'est ici où l'on voit, d'ailleurs, que l'Etat-Providence est un puissant facteur d'égoïsme, égoïsme que les planificateurs étatiques n'ont qu'à montrer du doigt pour justifier... la solidarité étatique : la boucle est bouclée, l'Etat crée un problème et ce sert de ce même problème pour justifier son intervention.

Notes

[1] La crainte dite "salutaire" est par ailleurs évoquée dans la Bible pour décrire le comportement que l'homme doit adopter vis à vis de Dieu

[2] Dans la mythologie sumérienne, l'homme est une création d'une "espèce" supérieure, ayant des caractéristiques physiques supérieures à celles possédées par les hommes

[3] Bakounine identifie ici les hommes de l'Etat aux "hommes de la Science"

[4] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, vol II, quatrième partie, chapitre VI (1840) ; texte disponible en ligne ici : http://www.panarchy.org/tocqueville/democratie.1840.html