I/ Idées libérales fondamentales : la liberté, la distinction entre droit et morale.

Je vais tenter une approche purement déductive dans mon propos, en partant de la prémisse simple, de la notion qui fonde la philosophie qui porte le nom de libéralisme, à savoir la liberté, dans son acceptation politique. Ma première tentative de définition se veut relativement naïve, et appelle à un développement, un affinement au long de l’exposé.

En premier lieu, il s’agit de remarquer que la liberté politique au sens libéral, se définit via ce que l’on nomme le concept de liberté négative, ou celle relativement proche de liberté des Modernes, définie par Benjamin Constant. Elle se définit grossièrement comme l’absence de coercition ou l'absence de contrainte exercée par les autres individus. Je sais pertinemment que ceci ne permet nullement de distinguer les concepts de liberté et de licence, c’est pourquoi ces définitions sont imprécises, mais néanmoins précieuses pour saisir l’essence de la conception libérale de liberté.

Sur cette idée de liberté négative, vient se greffer une autre distinction, qui nous aidera à éclairer nos concepts, à savoir la distinction qu’il existe entre droit et morale. Outre la différence de nature entre les deux concepts, qui l’un concerne les actes et l’autre les intentions, on peut noter qu’un trait constant des libéraux est, en accord avec l’idée de liberté, entendue comme autonomie, que l’ensemble des conceptions de morale ne peuvent – et ne doivent – pas être incluses dans le droit, sous peine d’abolir toute notion de liberté, et de morale. En effet, en ce cas, les individus agissent conformément à la loi morale, puisque cette loi a force de loi juridique, mais non en respect intentionnel de cette morale. L’idée d’une morale qui se confond avec le droit n'est rien d’autre que celle de Thomas More, dans son livre l’Utopie – digne du pire totalitarisme, avant l’heure.

Ainsi, on aboutit donc à la conclusion que l’idée fondamentale de la liberté, du libéralisme, est la subordination de la morale au droit. Il s’agit ici bien non pas de nier tout droit, comme on pouvait le croire en définissant uniquement la liberté négative comme absence de coercition, mais de rechercher sa juste détermination pour permettre à la liberté, et la société humaine, d’être viable, et de concilier la vie en société avec la recherche du bonheur par les individus selon différentes conceptions du bien. L’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen stipule d’ailleurs que :

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits.

Nous pourrions alors être encore plus précis dans notre détermination de l’idée libérale de liberté. Une telle liberté n’existe en fait que grâce à l’existence du droit et de l’isonomie, puisqu’il n’y a plus de liberté pour un individu si les droits d’autrui empiètent sur les siens. La réelle définition de la liberté libérale, et c’est donc ici qu’elle diffère le plus radicalement de la licence, est contenue dans cette phrase de Montesquieu, si l’on y entend la notion de loi dans un sens prescriptif :

La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent.

II/ Déontologisme vs. Téléologisme, Jusnaturalisme vs. Utilitarisme.

Il ressort de cette première étude que le propre du libéralisme est d’être une théorie politique de nature déontologique, c’est-à-dire dont le propre est de subordonner les différentes conceptions de la morale et du bien, au droit ; ou – ce qui revient au même – d’affirmer le primat du droit sur le bien. Le déontologisme est l’antithèse politique des théories téléologiques, tels que le communisme, l’Utopie de T.More, ou encore la Théodicée leibnizienne. Le téléologisme revient à affirmer le primat de la morale ou du bien, sur le droit ; et, en réalité, à faire de ce dernier, un instrument d’une conception particulière du bien.

L’essence d’une théorie déontologique est exposée dans les premières pages de l’ouvrage de John Rawls, la Théorie de la Justice :

A society is well-ordered when it is not only designed to advance the good of its members but when it is also effectively regulated by a public conception of justice. That is, it is a society in which everyone accepts and knows that the others accept the same principles of justice, and the basic social institutions generally satisfy and are generally known to satisfy these principles. In this case while men may put forth excessive demands on one another, they nevertheless acknowledge a common point of view from which their claims may be adjudicated... Among individuals with disparate aims and purpose a shared conception of justice establishes the bonds of civic friendship; the general desire for justice limits the pursuit of other ends. One may think of a public conception of justice as constituting the fundamental charter of a well-ordered human association.

Il convient ici de rapporter une controverse qui a cours depuis de très nombreuses années chez les libéraux, à savoir l’opposition traditionnelle entre jusnaturalistes propriétaristes dans la lignée de John Locke, et utilitaristes à la suite de Jeremy Bentham et John Stuart Mill.

A l’aune de ce que je viens de dire sur la caractéristique proprement déontologique du libéralisme, je me fais le relais de la critique que les jusnaturalistes adressent aux utilitaristes. En effet, cette dernière doctrine n’est nullement déontologique, mais proprement téléologique, en escamotant totalement une détermination séparée du juste et du bien. Comme le dit le père de cette théorie, qu’est J.Bentham :

The said truth is that it is the greatest happiness of the greatest number that is the measure of right and wrong.

Cette invalidation de l’utilitarisme, comme théorie conforme, ou la plus conforme, à l’esprit du libéralisme, ne saurait pour autant nous faire oublier les critiques de ceux qui se réclament de cette doctrine à l’égard du jusnaturalisme. Ces objections pourraient se résumer sous cette forme : le droit naturel ne pose qu’une seule structure de droit possible, et celle-ci est fort exigeante, puisqu’elle impose dans sa pureté originelle, l’abolition de l’Etat, pour aboutir à une anarchie de droit naturel. On ne peut mener alors selon ces principes politiques qu’une et une seule politique dans tous les domaines, et notamment ceux plus ou moins fidèlement appelés « économiques et sociaux », qu’à cause de principes fondamentaux que sont ceux de liberté, et de justice commutative, sans nullement se préoccuper des conséquences factuelles sur le niveau de vie, sur le bien-être des personnes. Comment un droit qui est proprement idéologique et doctrinaire, pourrait influer de manière positive qu’il laisse, a priori, totalement de coté, à savoir la prospérité, le développement, etc. ? Cela ne serait qu’accidentel que la conformité des principes du droit par rapport à la nature humaine puisse, en même temps, apporter la meilleure alternative parmi les politiques possibles, au regard d’un certain nombre d’objectifs établis : mobilité sociale, pauvreté et exclusion, chômage, etc.

La portée de cette critique des utilitaristes n’est nullement d’invalider les conclusions des jusnaturalistes quant à la politique à mener, puisque certains utilitaristes en arrivent à ces mêmes conclusions. Il s’agit au contraire d’un débat sur la méthode, et la méthodologie à apporter dans la construction de la théorie libérale. Le propos des utilitaristes n’est pas de remarquer que les politiques prônées par les jusnaturalistes sont inappropriées, mais que la théorie jusnaturaliste élude totalement un champ essentiel des préoccupations que les individus ont, vis-à-vis de la politique, et – pour reprendre des termes jusnaturalistes aristotéliciens – concernant le Bien commun. Il s’agit simplement pour les utilitaristes de signaler qu’une théorie de la justice ne saurait se limiter à traiter de la justice commutative, mais qu’elle doit au moins évoquer ses principes de justice distributive – même si ces derniers consistent en une politique de laissez-faire. L’objection des utilitaristes peut donc se résumer en ce que la théorie jusnaturaliste libertarienne déplace l’interdiction de l’interventionnisme de l’Etat des principes de justice distributive aux principes de justice commutative, en niant totalement cette première dimension.

III/ Jusnaturalisme, idée kantienne du droit et contrat social.

Il convient ici de faire un aparté sur la doctrine jusnaturaliste libertarienne, sa nature en tant que théorie politique, et les problèmes méthodologiques que soulèvent sa formulation. Je vais pour ce faire, utiliser une démarche cartésienne, qui consiste, tout d’abord, à poser, en guise d’analyse, l’idée libérale de liberté politique, en supposant qu’elle existe, ou ce qui est relativement similaire, celle d’un droit naturel universel et valable également pour tous ; puis, je m’essayerai à une synthèse, qui examine les conditions de possibilité, et de respect, de telles conceptions, préalablement admises – tant d’un point de vue théorique que pratique.

Il s’agit tout d’abord de remarquer que, contrairement à l’utilitarisme, par ailleurs décrié ci-dessus, la théorie jusnaturaliste est d’ordre déontologique, puisqu’elle se préoccupe uniquement de la détermination formelle du contenu du droit naturel, indépendamment des différentes conceptions du bonheur et du bien que les individus puissent avoir, et en tous les cas, le primat affirmé est celui du droit sur le bien ou la morale.

L’idée libérale est que la liberté n’est possible que si chaque individu reconnaît à autrui les mêmes droits qu’à lui-même, et vice-versa, avec qui plus est, une détermination « objective » et indépendante du contexte social, de ces droits. Dans ce contexte, selon une idée fort kantienne, chaque individu est capable donc d’énoncer donc le droit naturel objectif, puisqu’il se pose à la fois en tant que législateur universel et en tant qu’individu subjectif auquel le droit naturel s’applique.

Pour étudier la source d’un tel droit objectif, il convient de déterminer les caractéristiques propres à l’homme qui rendent possible l’énoncé du droit par les individus. Ceci ne saurait être alors la « nature humaine », c’est-à-dire ce qui définit l’homme, indépendamment de sa volonté de ne pas se conformer à ce caractère immuable, à savoir la faculté de choix. En effet, le second caractère de l’idée libérale de liberté est une détermination du droit objectif indépendante du contexte social, et universellement valide ; ce qui induit donc que, bien qu’en tant que législateurs universels, ce droit s’impose à nous, que nous ne le choisissons pas, à proprement parler, entre deux alternatives. La faculté qui rend alors possible la reconnaissance par chaque individu des droits naturels subjectifs à autrui, autant qu’à lui-même, n’est donc rien d’autre que la raison.

La source du droit naturel n’est donc rien d’autre que la raison, et le sujet d’un tel droit – tout comme son point de départ – est exclusivement un être raisonnable, indépendamment de la nature physique humaine. Par ce biais, on parvient pour les jusnaturalistes à écarter la critique du juriste positiviste Hans Kelsen à propos de la dichotomie entre être et devoir-être, puisque la source du droit naturel ne repose plus sur ce qui est, mais sur la faculté de raison, qui est précisément la plus à même de fixer la norme de l’idéal, et du devoir-être.

Il est cependant crucial de remarquer ici qu’une telle idée de droit naturel énoncé par un être purement raisonnable, et qui prend sa source dans un tel concept n’induit pas qu’une telle norme soit spontanément respectée, dans la pratique ; ni, d’ailleurs, que l’on puisse effectivement par quelque moyen que ce soit, la faire respecter pleinement et intégralement. En effet, contrairement à cet être purement raisonnable, il est communément admis dans la tradition philosophique que la nature de l’homme est dualiste, à savoir ancrée dans le monde sensible, et soumise à des inclinaisons et des désirs, autant qu’elle est également celle d’un être de raison.

Une seconde observation cruciale, à partir des prémisses posées, est que tout droit effectif, ou positif, qui s’opposerait radicalement aux principes fondamentaux du droit naturel ainsi édicté, nierait la raison, et sa capacité d’appréhension du réel. On déduit ici également que l’homme tire sa dignité de son caractère raisonnable, de même que le respect qu’on peut lui témoigner. D’après ce qui a été précédemment dit, on peut donc en conclure que ce droit naturel objectif s’impose à nous par la structure de notre raison, ou en tant qu’êtres purement raisonnables, et non en tant qu’une possibilité parmi un panel de choix. Il y a donc une certaine nécessité immanente à notre raison dans l’idée effective de droit naturel, mais cette nécessité diffère néanmoins de la nécessité naturelle, ou de la loi physique, puisqu’elle ne s’applique pas aux mêmes objets ou sujets, et se distingue également par son origine.

Concernant le volet pratique de l’application d’un tel droit naturel, d’après les remarques précédentes, il convient d’aboutir à un respect des principes formulés par ce droit objectif, et qui plus est, d’affirmer la nécessité de tendre à la positivation effectif du contenu le plus étendu possible de ce droit. Ces observations préalablement évoquées mettent en évidence l’éventuelle exigence d’un Etat dont le rôle est de faire respecter les règles du droit naturel, de le rendre effectif.

Telle est en réalité l’idée du contrat social, que j’ai déjà évoqué dans un article précédent, et qui, dans notre perspective, l’interface, le pont entre l’ordre du droit naturel pur, et intelligible, et l’ordre du droit positif effectif. Il n’est nullement la transition entre deux états temporels que l’on nommerait état de nature où le droit naturel serait respecté, et état de société, où il ne le serait plus sans l’appui de l’Etat ; mais, au contraire, il est le lien entre deux ordres différents : celui de l’intelligible, des êtres raisonnables purs, et d’un autre coté, celui effectif, de l’inextricable imbrication entre sensible et raison, chez les hommes. Cette distinction ainsi opérée rejoint de peu celle de Saint-Thomas d’Aquin, à propos de la Cité de Dieu, et de la Cité des hommes.

De part cette nature particulière, un tel contrat social n’est en aucun cas du même type que les contrats entre personnes privées, régis par le droit des contrats. Il ne peut en réalité, eu égard à l’universelle validité du droit naturel, jamais être dénoncé : ni, d’un coté, au nom du droit naturel, par les anarcho-capitalistes, ni, de l’autre, par les adversaires de ce droit naturel libéral, dont on ne peut nullement abroger les principes, et, par conséquent, instaurer une société dont les principes politiques soient autres que libéraux. Ce déontologisme empêche rigoureusement la légitimation de tous les types d’agissements de la part de l’Etat, comme c’est, par ailleurs, le cas chez Locke, et ne permet de concevoir le droit autrement que comme un cadre, un point fixe, et non comme un ordre prescriptif imposant une détermination effective, et minutieuse d’un nombre conséquent de comportements humains.

IV/ Méthodologie jusnaturaliste et incomplétudes rothbardiennes.

Au regard des éléments que je viens de présenter dans le point précédent, j’aurai trois critiques principales à adresser à la manière dont Murray Rothbard conçoit le jusnaturalisme et la méthodologie à l'origine de la détermination du contenu du droit naturel libertarien.

Premièrement, une des principales critiques a déjà été précédemment évoquée puisqu’à mes yeux, la source du droit naturel n’est pas proprement l’homme, ou la nature humaine, mais l’être raisonnable, et la faculté de raison. L’homme étant doté de cette faculté, ceci signifie donc qu’il est inclus dans l’ensemble des êtres raisonnables, mais ce n’est pas sa nature sensible qui est à l’origine de ses droits naturels. L’homme – en tant qu’abstraction – a des droits, parce qu’il est être raisonnable, et non, parce qu’il est homme dans sa nature duale, en tant que telle. Ceci permet d’ailleurs aisément le problème des droits naturels fantasmés des animaux.

En ce sens, d’ailleurs, la robinsonade qu’utilise Rothbard, au début de la seconde partie de l’Ethique de la Liberté, est inappropriée en deux aspects : d’une part, elle est utile pour isoler la nature humaine, quant bien même celle-ci n’est pas exactement la source du droit naturel ; et d’autre part, il considère ici la liberté et le droit naturel indépendamment du contexte de l’interaction individuelle, et de la société. Ce second point est problématique, dans la mesure où, de cette manière, Rothbard élude le point crucial de la reconnaissance à autrui des mêmes droits qu’à soi-même, et, de plus, la notion cruciale de « nuisance envers autrui », dans la définition de l’égale distribution des droits, est complètement oubliée, ainsi que le problème des externalités de l’action humaine.

Deuxièmement, une objection que l’on pourrait faire observer à cet auteur concerne le fondement, et l’aspect même – uniquement propriétariste – de son système, qui soulèvent bien des ambiguïtés. Son point de départ de la « propriété de soi-même » conduit à des apories, notamment vis-à-vis de l’esclavage, qui conduisent à introduire des arguments exogènes dans l’argumentation. L’argumentation initiale et fondamentale serait plutôt d’expliquer que, puisque la volonté humaine est inaliénable, ou puisque l’homme est autonome, au sens kantien – c’est-à-dire qu’il se détermine lui-même, et n’est pas déterminé par des causes extérieures, il ne peut être réduit en esclavage.

En revanche, l’hétéronomie des objets matériels extérieurs à l’homme, ou leur absence d’autodétermination, autorise qu’on puisse les approprier ou les céder. Cependant, ceci ne dit absolument rien à propos du droit de propriété, car ce dernier ne concerne pas la possibilité d’appropriation, mais les comportements humains autorisés vis-à-vis des objets appropriés une fois que cette dernière a été opérée. Si l’esclavage ne peut ici être conforme au droit naturel, on ne sait néanmoins encore rien des relations entre ce droit objectif et le droit subjectif de propriété. En effet, l’unique information dont nous disposons à ce stade est que la possession est effectivement reconnue comme fait, mais le droit relatif qui s’y rapporte relève d’un autre domaine. La dernière remarque que je souhaiterai exposer ici, vis-à-vis du jusnaturalisme rothbardien se rapporte à l’idée précédemment évoquée de contrat social, et de sa nature spécifique. En effet, le concept de contrat social présenté est relatif à l’application effective du droit naturel, déterminé à partir d’un être purement intelligible. En cela, les peines ne peuvent être pleinement déterminées par le droit naturel, qui reste toujours en vigueur quelque soit les circonstances. Le principe de proportionnalité des peines, tel qu’énoncé par Rothbard ne peut nullement faire partie du droit naturel, puisqu’il suspend des règles de droit naturel qu’est notamment le droit à la vie.

Ainsi, on peut distinguer, à la suite d’un crime ou d’un délit, une condamnation au civil, qui concerne la restitution et le dédommagement de préjudice subi, en conformité avec les principes du droit naturel ; et, d’autre part, une condamnation du criminel ou du délinquant vis-à-vis du volet pénal, qui a alors pour fonction de rétablir le droit naturel qui a été violé, de mettre en exergue les responsabilités, et de faire respecter le contrat social, dont le but est de préserver les hommes de l’anomie.

Il apparaît, néanmoins ici, que le contenu déterminé du droit naturel demeure infiniment plus imprécis, et moins étendu que celui qu’avait envisagé et supputé Rothbard dans son ouvrage.

V/ John Rawls : adversaire de l’utilitarisme, et partisan du déontologisme.

Je souhaiterai, par ailleurs, évoquer la position rawlsienne, non en tant que l’alpha et l’oméga des solutions aux différents problèmes de la pensée libertarienne, évoqués dans la partie II/, mais plus en ce qu’elle fournit des outils novateurs, pour appréhender ces épineux dilemmes. Il est à noter ici que la théorie de Rawls se veut initialement déontologique, et qu’elle critique également l’utilitarisme, sans choisir la voie d’un jusnaturalisme. Cette remarque est cruciale, en ce qu’elle signale que le jusnaturalisme n’est nullement la seule théorie déontologique, et donc conforme à l’essence de l’idée de liberté, et du libéralisme.

Les deux principaux outils, plus ou moins inventés par John Rawls, sont, d’une part, le voile d’ignorance – bien que celui-ci soit également évoqué par Robert Nozick, et le fait que les deux principes de justice qu’il propose soient lexicalement ordonnés. Il convient tout d’abord d’exposer brièvement ces deux principes, dont il est question :

  • le principe de liberté, c'est-à-dire un droit égal pour tous tant que celle-ci n'empêche pas la liberté d'autrui de se réaliser ;

Chaque personne a droit à un système pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système de liberté pour tous; et dans ce système, la juste valeur des libertés, et de celles-là seulement doit être garantie.

  • le principe de différence, qui admet des inégalités justes.

Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions : elles doivent être liées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions d'égalité équitable des chances; elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société.

Que ces principes soient lexicalement ordonnés signifie que le principe de liberté prime sur le principe de différence, et est premier dans l’ordre de priorité dans le droit. Une autre manière de l’énoncer est que l’application du principe de différence ne peut en aucun cas justifier une diminution ou une amputation du socle des libertés fondamentales, défini dans le principe de liberté. En ce cas, seul le principe de liberté lui-même peut autoriser une limitation de la liberté, dans des buts spécifiques, notamment de maximisation et d’universalisation de la liberté, tels que définis par Rawls.

Cette astuce de l’auteur de la Théorie de la Justice est fort intéressante, puisque bien qu’en introduisant un principe de justice distributive, qu’est le principe de différence, l’ordination lexicale permet de conserver intact le bloc de libertés, égales pour tous, défini par le principe de liberté. Ce principe premier revêt un caractère éminemment libéral, puisqu’il s’accorde avec la notion de liberté des Modernes et revendique l’isonomie. La question reste néanmoins de savoir s’il est ou non suffisamment étendu dans le champ des libertés, mais cet outil d’agencement lexical peut toutefois se révéler utile pour résoudre les problèmes apparus précédemment.

La seconde innovation présentée par Rawls dans l’ouvrage en question est ce que l’on nomme voile d’ignorance. Ce principe revient à dire que nous ne pouvons obtenir un consensus équitable sur les principes de justice (dont les déterminations effectives sont les deux cités ci-dessus) que dans la mesure où les individus sont impartiaux, et ne connaissent ni leur future place dans la société, ni leur conception particulière du bien et du bonheur. Tout l’intérêt de cet idée est l’instauration des conditions matérielles, pour qu’un consensus émerge entre les différents individus, indépendamment de leur position sociale, et de leurs intérêts sensibles, c’est-à-dire en tant qu’êtres purement raisonnables !

Cependant, cette notion de « voile d’ignorance » recèle néanmoins des ambiguïtés, qui se révèlent fort problématiques si l’on veut obtenir un consensus sur des principes de justice distributive, qui légitiment l’intervention de l’Etat non par défaut, mais de manière systématique. En effet, on remarque que Rawls ne peut pas écarter le problème de l’aversion au risque, et de la plus ou moins forte préférence temporelle pour le présent, des individus raisonnables sous le voile d’ignorance. L’aversion au risque ne dépend, en fait, pas uniquement de la position sociale future dans la société, mais également du caractère propre de chaque individu. Ainsi, Rawls émet des hypothèses extrêmement conservatrices, lorsqu’il choisit des principes de justice, qui maximise de manière statique, et non dynamique, la position des plus défavorisés dans la société. Qui plus est, les individus rawlsiens dans ces hypothèses font preuve d’une incroyable mentalité passive, en n’émettant aucune probabilité sur leurs positions futures dans la société.

VI/ Conclusion : vers des principes palliatifs de justice distributive.

Après avoir présenté une méthodologie jusnaturaliste, pour isoler le socle immuable de principes de justice commutative, hiérarchiquement supérieurs aux principes de justice distributive, je souhaite évoquer la détermination de ces derniers, en guise de conclusion.

Comme nous venons de le voir, il est assez complexe de légitimer, devant un public d’hommes raisonnables, des principes de justice distributive, tels que l’intervention de l’Etat soit systématique. Au contraire, il ne peut y avoir un consensus que sur des principes par défaut, qui accorde à l’Etat le dernier recours.

On peut ainsi définir un ensemble d’objectifs en commun, qui sont également hiérarchisés, vis-à-vis des caractéristiques et de la structure de la société, ainsi que de son fonctionnement : pauvreté et exclusion, mobilité sociale, chômage, alphabétisation, etc. Au regard de ses principes, on peut porter une appréciation sur le fonctionnement traditionnel de l’économie libérale, c’est-à-dire en l’absence d’interventionnisme. Il est important de noter ce premier principe qu’est le principe de subsidiarité : l’Etat peut éventuellement venir se substituer à la libre action individuelle, à travers le marché, mais le libre jeu des individus est premier et prioritaire, il fait office de situation initiale tandis que l’intervention de l’Etat ne peut être que palliative.

Si les citoyens jugent que le libre jeu des actions individuelles ne satisfait pas le panel d’objectifs initialement fixés et hiérarchisés, alors il convient pour eux d’adopter une démarche évaluative, et de comparaison vis-à-vis des différentes alternatives présentes. En effet, il ne faut pas oublier ici qu’une réglementation de la part de l’Etat n’est pas neutre sur l’action individuelle encore libre, mais qu’elle entraîne également des coûts de transaction qu’il faut prendre en compte pour savoir si elle est souhaitable aux regards des objectifs. Je peux choisir ici donc un second principe de justice distributive, que l’on peut nommer « principe d’efficience ».

Ce principe implique deux critères d’évaluation :

  • les coûts de transaction de la réglementation doivent être inférieurs au bénéfice attendu de cette réglementation ;
  • les coûts de transaction de la réglementation doivent être inférieurs à ceux des autres solutions envisageables.

Il est important de remarquer qu’une telle évaluation est dépendante de l’état des connaissances socio-économiques, et qu’il convient d’adopter une démarche empirique de comparaison des différentes solutions possibles et de chiffrage de leurs coûts de transaction respectifs.

Même si la conviction intime des libertariens est, selon le mot de Gustave de Molinari, que :

Le résultat de mes études et de mes recherches a été que les souffrances de la société, bien loin d'avoir leur origine dans le principe de la propriété, proviennent au contraire, d'atteintes directement ou indirectement portées à ce principe.

Ou plus simplement que l’intervention de l’Etat est de manière systématique, défavorable aux objectifs poursuivis, et même si ce principe est largement validé, bien qu’il ne puisse réellement faire l’objet d’une induction universelle, il convient de permettre de manière scientifique et pragmatique d’étudier chacun des cas où l’intervention de l’Etat est possible, et d’en tirer les conséquences nécessaires au regard des deux principes de justice distributive évoqués ici.

Ces deux principes se rapprochent d’ailleurs très sensiblement de l’économie publique institutionnelle dérivée du théorème de Coase, traitant des coûts de transaction.