I/ Droit et pouvoir, deux ordres disjoints
Toute la question des trois auteurs contractualistes est de penser l'articulation, la tension entre ces deux formes que sont d'une part le droit, et d'autre part le pouvoir. Admettons pour les besoins de la cause, l'existence d'un droit naturel, quelque soit son contenu puisque cette prémisse est commune aux trois philosophes (Hobbes, Locke, Rousseau) en question. L'articulation entre les deux notions est problématique dans la mesure où les deux concepts, que sont droit et pouvoir, ne se situent pas sur le même plan. On peut finalement reprendre ici la distinction des positivistes juridiques entre être et devoir-être, entre le fait et la valeur.
Je laisse de coté l'interrogation fondamentale du droit naturel, à savoir la rechercher du fondement du droit (dans une certaine forme d'être, d'essence, de nature humaine), pour me concentrer juste sur l'aspect factuel de la chose. Le droit, et ses énoncés se rapportent donc au devoir-être, sans préoccupation pour l'aspect "réel" de son application. Disons que sa validité n'est pas tellement conditionnée par son respect dans une situation donnée, puisqu'il pose une sorte d'idéal de justice à atteindre. Que le meurtre existe n'induit pas que le meurtre soit juste ou injuste, précisément c'est la question de son existence qui conditionne la question du jugement juridique qu'on lui porte. Gageons donc que le droit est une forme d'idéal, qui a une portée universelle (dans la perspective jusnaturaliste), et dont la fonction n'est pas d'entériner le réel et/ou le fait accompli, mais de le prescrire selon certaines normes données.
D'une autre coté, la forme du pouvoir et son statut sont tout à fait différents. Le pouvoir, et en particulier celui de l'Etat, est issu d'un rapport de forces, d'une situation factuelle, qui cette fois-ci n'est pas soumise à un ordre prescriptif universels, mais à des contingences. Il fait partie non pas de la valeur, du devoir-être, mais du fait, de l'être, de l'organisation des hommes. Les motivations de ceux qui le détiennent peuvent être diverses, tout comme l'intérêt que chacun a de le respecter peut être changeant. Son utilisation et sa pratique sont bien plus terre-à-terre, et cynique que l'adhésion à l'idée de droit. Pour ne citer qu'un exemple célèbre, Machiavel analyse les principes du pouvoir, et de sa conservation dans le Prince, sans préoccupation pour la justesse morale et juridique que cela induit.
Pris isolément, la pratique du pouvoir conduit à considérer ce qui est sans se soucier de ce qui devrait être, et le contenu du droit conduit à considérer ce qui devrait être sans s'occuper de ce qui est.
II/ Réalisme et idéalisme : primat du pouvoir ou primat du droit?
A partir de ce point, deux traditions délimitent grosso modo, les différentes manières de penser l'articulation entre droit et pouvoir, au fil de l'histoire de la philosophie politique.
Tout d'abord, une perspective réaliste, certainement bien synthétisée dans cette phrase de Pascal : "Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.". Dans cette optique, on peut dire que le jugement de valeur sur l'articulation entre les deux ordres est suspendu, pour observer ce qui factuellement se réalise. Admettant implicitement l'hypothèse de l'observation du fait, on se range tout de suite qui admet le primat du pouvoir, du fait, du rapport de forces, sur ce qui devrait être. Chacun va donc considérer selon cette optique, que le droit n'est qu'une forme de corruption de son idéal, puisqu'il est édicté selon le bon vouloir de celui qui se l'est accaparé. Il est assez facile de constater que ce mécanisme de légitimation du pouvoir, par lui-même, édictant le droit, est quasi-universel pour les structures coercitives. Le droit que l'Etat s'accapare ici est entendu comme droit positif, c'est-à-dire nombre d'énoncés prescriptifs en vigueur à un instant donné, émanent d'une structure donnée, sans considération aucune pour le contenu normatif de ces énoncés.
Il est à noter que ce type d'analyse n'est nullement récusé comme jugement factuel par nombre de libertariens, critiquant précisément cette inclinaison du pouvoir à faire le droit, et à s'auto-légitimer via ce dernier. Ici, est également sûrement la source, que les partisans du jusnaturalisme anarcap ont à refuser, et à rejeter la perspective selon laquelle le droit positif pourrait se régler sur la norme ad hoc de justice qu'est le droit naturel : permettre à l'Etat de s'approprier et de faire respecter ce qui à la base devait le fait abolir, est finalement la forme la plus perverse d'acceptation et de justification de l'Etat.
C'est ici qu'apparaît donc la perspective idéaliste d'articulation du droit et du pouvoir, qui ne dit rien, par définition, quant à la faisabilité de cette hypothèse, et à la possibilité de sa réalisation. Ici, on considère le primat du droit naturel sur le pouvoir, ce n'est plus le droit qui procède du pouvoir, mais le pouvoir qui est encadré, justifié et accepté sur la base du droit. Il s'agit donc clairement d'une théorie de la justice, où ce qui devrait être règle ce qui est, sur un idéal-type. Seulement cela vient à considérer que l'idée de justice prime chez les hommes sur la crainte factuelle qu'il y a à éprouver face au pouvoir de n'importe quelle structure.
Vis-à-vis de la première conception, qui est factuelle, et donc en cela, difficilement réfutable, les libertariens admettent donc un changement de paradigme dans le jugement qu'ils portent face au pouvoir, dès qu'il s'agit... de promouvoir un idéal, une visée, une vision politique, et de justice. Face à l'analyse millénaire et réaliste du pouvoir, on assiste donc à une substitution dans l'idée que l'on se fait du pouvoir.
Cependant, si on note une dénaturation du droit et une corruption de ce dernier, quand il est accaparé par une structure illégitime, on peut également remarquer que c'est cette fois-ci, le pouvoir qui est mal jugé si on admet que le droit s'institue et instrumentalise/subordonne le pouvoir.
III/ L'anarcho-capitalisme et le problème de la réciprocité des droits individuels
Dans sa perspective "positive" (entendue, comme "proposition" ou "projet") politique, et de justice, l'anarcho-capitalisme adopte donc cette deuxième perspective, alors que son jugement est factuel sur le pouvoir tel qu'il est apparu jusque là dans l'Histoire des hommes. Je viens d'écrire que la perspective idéaliste n'avait pas d'égards avec ce qui est, et donc ne disait presque rien quant à la possibilité de réalisation d'un règne absolu du droit, d'une optique où le pouvoir procéderait du droit et non l'inverse. Il faut donc analyser les conditions de possibilité du respect du droit dans une société sans Etat. J'admets également pour les besoins de la cause que l'on se place dans une société où le droit naturel libertarien est a priori respecté, et je me propose d'observer l'évolution des comportements individuels vis-à-vis de ce dernier droit.
Je crois pouvoir reprendre une partie de l'analyse de Thomas Hobbes ici. Ce qui va motiver, dans un premier temps, les individus relèvent d'une double perspective : d'une part, le rejet de toute forme d'anomie, puisque l'on considère qu'ils souhaitent fortement avoir une épine dorsale d'organisation, et de règlement des conflits, et d'autre part, de s'assurer que cette situation perdurera, avec leurs droits individuels garantis. Sur quoi repose la perpétuation du Droit naturel dans une société anarcho-capitaliste? Sur le consentement mutuel et la reconnaissance de ces droits. Or, le point de rupture majeur est effectivement ici : le problème vient de la crainte, de la tension permanente pour l'individu de se voir reconnaître par autrui ses droits individuels. Le système de justice ne tient que par le respect du droit, et par la reconnaissance mutuelle des droits subjectifs..., c'est-à-dire au renoncement de chacun sur la part de pouvoir qu'il a de contester les droits d'autrui. Le point d'interrogation est donc à situer dans la persistance du consentement d'autrui, à me reconnaître mes droits, en même temps que je les lui reconnais. Sans Etat, sans puissance centralisatrice, rien ne me garantit de quitter cette crainte, cette incertitude persistante pouvant à tout moment entraîner le délitement du droit. La réciprocité dans la reconnaissance des droits est nécessaire à la viabilité de l'anarcho-capitalisme, et la crainte persistance, l'insécurité qu'il y a à garantir ce consentement mutuel, qui peut fort aisément partir en fumée par un relâchement de l'accord commun.
Suis-en train de dire qu'une anarchie non anomique est impossible? Pas vraiment, je suis plutôt en train de dire que le pari est très risqué compte tenu de ce que l'on n’est absolument pas sur que la fin, et l'accord mouvant sur les droits subjectifs que chacun peut obtenir n'est absolument pas certain d'aboutir à une situation où le droit en vigueur soit pleinement en conformité avec le droit naturel, dont le respect était la visée initiale. Il est également à noter qu'ici, je ne fais pas de différence entre anarcho-capitalisme et minarchisme sécessionniste, puisque les deux se heurtent finalement au même problème de la réciprocité, et du "package" Etat.
IV/ Contrat social, et démocratie : pacte et rétro-contrôle, des solutions?
Viens donc l'idée en réponse à cette question du pouvoir procédant du droit, que j'ai rattaché au problème de l'anarcho-capitalisme, du contrat social. J'essaie de placer ces deux outils que sont la démocratie et le contrat social en perspective des trois auteurs, pour pouvoir voir en quoi ils permettent de répondre aux questions précédentes.
1) Thomas Hobbes
Pour cet auteur, il est clair qu'il se situe dans l'analyse factuelle ou réaliste du pouvoir, et cherche à garantir a minima une situation particulière à l'individu. Contrat social rime ici avec aliénation de tous les droits, mais gain d'une sécurité, d'une paix armée, grâce à la soumission au pouvoir central de l'Etat.
Le pacte que constitue le contrat social, est scellé ici par tous les citoyens avec le souverain, qui lui par contre en est exclu. Il ne s'agit pas réellement de la situation idéale pour répondre au problème précédent, dans la mesure où, dans ce cas, le problème de la réciprocité de la reconnaissance des droits n'est pas résolu, puisque d'une part le souverain ne prend pas part au pacte dans la même mesure et avec le même statut que les autres citoyens, et que d'autre part, comme conséquence, ce dernier souverain n'est pas tenu de respecter les anciens droits de ces citoyens, puisque... au lieu d'être le dépositaire temporel de l'autorité de coercition, il en est l'incarnation permanente. La possibilité de passer outre le problème de la réciprocité dans l'articulation pouvoir/droit ne peut se faire que si chacun a le même statut de base, et si chacun garde néanmoins un contrôle sur la structure dépositaire de la garantie des droits.
Or, exempté de faire partie du pacte au même titre que les autres citoyens, et d'autre part, indépendant de leur volonté et de leur consentement, le souverain n'a cure que de reconnaître les droits anciennement aliénés des citoyens.
2) John Locke
C'est l'auteur le plus intéressant des trois dans une perspective libérale, mais je doute que je vous apprenne quelque chose en disant cela.
Dans un premier temps, il admet le primat du droit sur le pouvoir, ceci étant d'ailleurs révélé par le statut idéal, et pacifique de l'état de nature qu'il décrit. Cet état de nature, est implicitement, de son propre aveu, idéal et non réel, car les individus n'auraient aucun intérêt à en sortir, à sortir de cet Eden de respect du Droit naturel. Je précise ici, que contrairement à T.Hobbes, qui n'admet que la lecture réaliste du pouvoir, c'est-à-dire sans préoccupation pour le devoir-être universel, Locke admet au contraire les deux, à la fois l'un comme ce qui est souhaitable, et l'autre, après analyse des mécanismes pragmatiques et réels du pouvoir. La question est de savoir comment concilier ces deux approches, et les deux ordres que sont droit et pouvoir.
Ma réponse est bien entendu l'outil, le concept de "contrat social". A la différence de son aîné, Locke se voit donc obligé d'essayer de subordonner le pouvoir au droit, et pour se faire, il s'agit de régler le problème de la réciprocité de la reconnaissance des droits subjectifs. Cette fois-ci donc, le souverain est parti prenante au même statut que les autres hommes du contrat social, il n'est institué que comme garantie des droits individuels, pour que l'autorité centrale qu'il représente maximise le respect de ces droits, et... ne les viole que dans la mesure du fonctionnement des mécanismes (police, justice) qui permettent la garantie plus grande de ces droits.
Je doute que Locke ne soit pas conscient du fait que l'existence même de l'Etat viole une partie de ces droits individuels, mais il s'agit plutôt alors de maximiser leur respect, que d'abolir leur violation (impossible, par nature).
On peut donc voir ici qu'en fin de compte, le contractualisme de Locke permet de bien de voir l'incompatibilité fondamentale entre le fonctionnement réel du monde et du pouvoir, et l'idéal du devoir-être que représente le droit. Et que leurs relations ne peuvent se concevoir que dans une perspective de maximisation, que permet le contrat social, malgré quelques frais. Pour reprendre l'article de Valentin sur les deux conceptions relatives au minarchisme, je dirai que la conception lockéenne de l'Etat s'inscrit clairement dans la première perspective de la dualité du pouvoir.
Il me reste donc à préciser qu'en tant que partie prenante de ce pacte appelé "contrat social", les individus reconnaissent au souverain une autorité, et qu'en retour, le souverain garantit les droits individuels de tous. Mais, ceci implique également, puisque le souverain contrôle le droit, que les individus contrôle le souverain, via ce que j'ai appelé le rétro-contrôle... en l'occurrence, de la démocratie parlementaire.
3) Jean-Jacques Rousseau
Dernier auteur à étudier chez les trois contractualistes du XVIIIéme siècle, qui s'inscrit de manière peu logique dans l'analyse que je viens de produire. Le reproche que je pourrais simplement adresser à Rousseau est de ne pas voir cette incompatibilité fondamentalement insoluble entre droit et pouvoir, qui ne peut se régler que par des arrangements.
Voulant pousser encore plus loin l'analyse de Locke, il en oublie cette perspective, que l'on peut très bien remarquer quand il écrit par exemple : ""Trouver une forme d'association qui défende et protége de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant" Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution".
Je crois pouvoir dégager que la perspective que Rousseau présente ici est incompatible avec la lecture que j'avais faite du concept de contrat social, tel qu'on pouvait le présenter dans une optique libérale. D'une part, présenter un contrat tel que celui-ci aussi neutre en terme de liberté que cela soit avant le consentement ou après, est évident d'une part une gageure, mais également si on le considère comme tel, ne présente pas le moindre intérêt pour le libertarien ou le libéral lambda. Cette phrase révèle d'ailleurs que droit et pouvoir ne sont pas compris comme incompatibles, ce qui est au fond le comble de l'utopisme ou de l'idéalisme, pour instaurer un consentement vis-à-vis de l'Etat. D'autre part, on peut noter que le principe de réciprocité n'est pas isolé dans cette présentation, et que le rétro-contrôle à exercer n'est plus guère nécessaire puisque les deux situations que sont l'état de nature, et d'autre part, la société civile constituée grâce au contrat social, ne modifie théoriquement pas les rapports de pouvoir ou la liberté de chaque individu. Disons que si la liberté reste identique, et que les structures de droit et de pouvoir ne présentent pas de contradictions majeures, on perd aisément la perspective de l'objet du pacte social ainsi constitué.
On peut dire que Rousseau pêche sciemment par excès d'idéalisme puisqu'il escamote le double danger et objet que vise le contrat social. Et enfin, dernier point, à noter : Rousseau perçoit finalement assez bien les dangers de la démocratie, tout en passant outre le cocktail explosif que constitue la justification idéale et sans réserve d'un type de gouvernement (démocratie), et la reconnaissance que la pratique de ce type de gouvernement ne convient que comme idéal, et n'est in fine pas parfaitement approprié aux fonctionnements basiques humains. Il est à remarquer également, que cet idéalisme dans la conception de la démocratie, même si Rousseau en perçoit les limites lorsqu'il souhaite une démocratie directe, et le moins possible représentative, est la source de bien des ennuis, puisque toute décision majoritaire est, par définition, en vertu d'un holisme surprenant, décision et jugement de la volonté générale. Que la volonté générale soit finalement différente de la décision rendue par la majorité importe peu, puisque par définition, la règle majoritaire est équivalente chez Rousseau à la volonté générale.
V/ Conclusion
Il y a bien donc une double tension entre droit et pouvoir, et qui nécessite pour que le droit règne de la manière la plus importante, et la plus conforme au droit naturel libéral, l'instauration d'un contrat social, concept qui modélise et conditionne la perpétuation du respect du dit droit. Cependant, il implique que tous soient partis prenantes, avec le même statut dans ce contrat, pour sceller le pacte de reconnaissance réciproque des droits, via l'Etat.
Il nécessite un rétro-contrôle des deux statuts des hommes dans une société, à savoir des hommes de l'Etat sur les citoyens via le pouvoir qui garantit le droit, et des citoyens sur les hommes de l'Etat, par un vote, par une décision souveraine. Cela induit la compréhension que droit et pouvoir sont insolubles, et que la situation post-contrat social est fondamentalement différente de la situation précédente. Il est à noter qu'en aucun cas, ce système n'est compatible avec une monarchie, sauf si cette dernière est parlementaire et dispose d'une séparation stricte des pouvoirs. On peut voir donc ici d'un point de vue une double réhabilitation : de l'idée et du concept de contrat social, comme contrat théorique concevant l'articulation entre droit et pouvoir, et du concept de démocratie, mais d'une démocratie non idéalisée comme le fait, Rousseau, mais d'une démocratie prudente, donc les individus sont conscients des limites.