Je reviens des dernières vacances de Pacques, et ce fut l’occasion de faire une longue escapade sous des cieux égyptiens, ou plutôt sous le soleil un tantinet brûlant. Ce blog n’étant nullement un endroit où je souhaite raconter le pourquoi et le comment des temps et de la manière dont j’ai vécu ce voyage, je souhaite néanmoins insister sur quelques points qui me semblent intéressants. Il m’apparaît assez clairement que ce voyage est une occasion de raconter d’une part ce que j’ai pu voir du régime de Moubarak, ainsi que des activités des égyptiens (sans pour autant tomber dans une typologie stupide), et d’autre part, de certaines opinions politiques et religieuses que j’ai pu entendre, ou de ce que j’ai retiré de dialogues avec les dits nationaux.
Cet éclairage – bien que n’étant pas spécialiste – m’apparaît d’ailleurs comme assez important dans la mesure où il permet une certaine compréhension « de l’intérieur » de ces pays et de leurs habitants, dont le statut et la religion déclenchent parfois les foudres dans un réflexe quasi-pavlovien. A noter qu’il se trouve que ce que l’on peut voir est parfois aux antipodes de certains poncifs et apporte un certain nombre de nuances dont il serait fort utile de se rappeler quand on veut discuter du « monde arabe ».
Dans un premier temps, je pense important de faire un rapide tour d’horizon de l’aspect que peut renvoyer le régime politique, guère démocratique, de Hosni Moubarak. Quelque chose qui est extrêmement frappant pour le pays est une présence très massive de la police, et de l’armée. Ce n’est d’ailleurs pas uniquement, comme on pourrait le penser, à l’égard des touristes, mais les policiers sont omniprésents dans leurs uniformes blancs : au Caire, on en croise au moins un tous les vingt mètres. De plus, ils ne sont que très peu distants avec la population : certes, ils ont pour rôle de protéger les touristes, particulièrement dans les souks cairotes, mais ils paraissent également un relais de l’Etat, presque une infiltration dans la population, dont ils sont issus mais qui ne ressent nul tendance à s’en méfier. En fait, la police, dont le nombre de fonctionnaires est très significatif, est un peu un refuge, une vache à lait pour une population où le chômage est très fortement élevé. Ce que je voudrais faire remarquer, c’est que la protection policière, du fait de cette absence claire de séparation entre la population et la police, entre lesquels l’ambiance est bon enfant, ne me semble en rien permettre d’éviter les attentats dans les rues contre les touristes. Les policiers ne donnaient en aucun cas l’impression de se préoccuper trop de la sécurité, et en particulier des personnes qui passaient à notre proximité. Je dois néanmoins préciser que cette visite a été faite deux jours avant le dernier attentat au Caire, près du musée des Antiquités Egyptiennes. Dans les aéroports, par ailleurs, les portiques de sécurité sont très fréquents, mais que la sonnerie se déclenche ou non, il est assez fréquent que l’on laisse les gens passer sans aucun contrôle. Il est à noter également que, outre la sécurité de l’emploi qu’ils peuvent disposer alors que le chômage est fréquent, les policiers, les militaires, et tout particulièrement des officiers de l’armée ont à leur disposition un nombre considérable d’avantages en nature, et de structures qui émaillent beaucoup l’agglomération du Caire, et les autres grandes villes du pays (Louxor, Assouan) : je veux parler d’un système hospitalier gratuit, et de « clubs », où les dits officiers ont à leur disposition terrains de golf, piscines, des chambres d’hôtels… Ces avantages octroyés par l’Etat à certains sont très mal perçus du point de vue de la population, et les guides exprimaient clairement une pointe d’animosité en en parlant.
Ce qui m’amène à la constatation suivante : il apparaît comme assez frappant que le régime s’appuie beaucoup sur l’armée égyptienne et sur ces membres. Me semble-il d’ailleurs, c’est l’armée et non la police, qui agit de manière beaucoup plus « vigoureuse » contre ceux qui sont considérés comme les partisans du terrorisme : les Frères Musulmans, interdits depuis quelques années ; et c’est également l’armée qui conduit les opérations « d’information », et de censures pour « prévenir » les attentats. Ce constat n’est guère étonnant, puisque les derniers dirigeants de l’Egypte (Naguib, Nasser, Sadate, Moubarak) sont tous issus du domaine militaire, qui gère le pouvoir depuis le coup d’Etat des « officiers libres » de 1953, et le renversement du roi Farouk. A remarquer d’ailleurs, que depuis cette date, les élections présidentielles ne sont pas à proprement parler des élections, mais des referendums pour savoir si l’on réélit le candidat unique, ou si on réélit le candidat unique. On ne s’embarrasse pas des allures de la démocratie, on sollicite directement le mode plébiscitaire… Paradoxalement, le culte de la personnalité de Moubarak n’est pas tellement développé, on ne trouve que quelques photos géantes, mais elles se font assez rares, et le profil charmant du dit Président n’apparaît sur aucun des billets de banque. Dans les rues, on peut par contre remarquer quelques affiches pour les élections législatives, où les candidats de l’opposition récoltent en général quelques miettes pour dire que…
Un ultime point politique que je voudrais évoquer est la corruption et les passe-droits très courants, pour les touristes et pour les autres. Un unique exemple suffira, je suppose : en théorie, aucun objet tranchant, coupant ne peut être emmené dans les avions, de même que le nombre d’effets que l’on peut emporter en cabine est limité. A l’aéroport d’Hurghada, sur la Mer Rouge, un groupe de trois touristes russes voulait emporter en cabines une trentaine de narguilés, alors que, pour les deux raisons précédentes, ceci était absolument prohibé : il suffit donc de soudoyer de quelques dizaines de livres égyptiennes le policier chargé des contrôles pour pouvoir passer sans aucun problème.
J’en viens à présent à ce que j’ai pu observer sur le plan des activités économiques. Je ne remets pas en cause, ce qui est établi assez majoritairement par la géopolitique, et notamment relayé par l’émission Le Dessous des Cartes sur Arte, à savoir que les principales ressources pour les Egyptiens sont : les dividendes du Canal de Suez (nationalisé par Nasser), le tourisme sur deux volets, à savoir le tourisme « culturel » des rives du Nil, et le tourisme « récréatif » des bords de la Mer Rouge (Hurghada, Charm-el-Cheikh), le Nil et son agriculture, les aides versées au budget de l’Etat égyptien par les Etats-Unis (deux milliards de dollars par an, soit la plus forte aide extérieure des Etats-Unis en valeur, après Israël), et auquel on peut rajouter, les rentrées de devises des travailleurs expatriés vers les pays du Golfe Persique. D’ailleurs, j’ai remarqué que les rares ressources pétrolières du pays sont gérées et monopolisées, comme souvent, par l’Etat égyptien, via la compagnie Misr Petroleum ; de même que les vols nationaux sont assurés par la société d’Etat EgyptAir.
Il faut voir que le chômage est décrit comme très important dans la population, et les statistiques officielles annoncent un taux de 20%, en les considérant avec réserve du fait de leur fiabilité et des possibilités de sous-évaluation. C’est la raison pour laquelle il existe une discipline et une pratique nationale, et omniprésente : le bakchich. Pour tout service payé à l’avance par les guides, ou tout service ne serait-ce que très minime (tendre le savon dans certaines toilettes, ou prêter un carton pour faire de l’air dans les tombes de la nécropole de Thèbes), le bakchich est le point de passage obligé. C’est le complètement de salaires aux petits boulots, induit par un chômage important.
Il est à noter que cet échange, qui prend parfois la forme du don, n’est uniquement pratiqué entre les Egyptiens et les touristes, mais également entre les Egyptiens eux-même. Cette vision peut paraître angélique, mais apparemment il n’y a pas de méfiance, ni de jalousie entre les Egyptiens dans une situation financière précaire, et ceux qui se sont enrichis de manière légitime. Par contre, la zakât, le troisième pilier de l’Islam, est pratiquée entre les riches et les pauvres, qui vivent ainsi non en conflit, mais s’échangent des services et des dons les uns les autres. Il y a d’ailleurs au Caire de grandes disparités dans l’espace même de l’agglomération de quelques dix-huit millions d’habitants : des quartiers aisés, comme celui d’Héliopolis, où sont installés les palais présidentiels, et des souks où transparaît une grande pauvreté, mais qui ne sont pas pour autant à l’écart des touristes ou de l’activité commerciale.
De ce que nous en a dit le guide, l’Islam cohabite en Egypte avec la communauté chrétienne copte, mais, si les croyances dans les religions sont solidement ancrées, et qu’il est assez difficile de ne pas croire, la pratique des deux religions, et surtout de l’Islam est en déclin assez important. Je voudrais insister sur le fait que bien que la ville soit dite « la ville aux milles mosquées », en aucun cas, on ne pense y être dans un pays gagné par l’extrémisme, et pour prendre une image d’Epinal, les tchadors et les voiles chez les femmes, et encore moins la burkha sont très loin d’être portés de manière importante. Les pratiques sociales apparaissent d’ailleurs beaucoup plus ouvertes du coté musulman que copte : alors que les premiers ne se marient pas nécessairement avec des gens de même nationalité, ou de même religion, les coptes, quant à eux, sont beaucoup claniques, et fonctionnent beaucoup plus en vase clos.
Je veux juste évoquer un point de la législation positive de l’Etat égyptien, puisqu’ils sont assez intéressants, bien qu’anecdotiques à remarquer : il est impossible pour l’Etat d’exproprier un propriétaire, ce qui explique par exemple, que certains temples ne peuvent pas être totalement reconstitués puisque les fouilles nécessiteraient de creuser en dessous d’habitations. A noter que cette règle a souffert une exception majeure dans l’histoire récente de l’Egypte, lors de la construction du haut-barrage d’Assouan, ordonné par Nasser, et réalisé avec l’aide des soviétiques. Dans ce cas précis, les Nubiens – habitants noirs de la Nubie, région qui s’étend sur le Soudan et le sud de l’Egypte – ont été expropriés, ou en tout cas, expulsés par nécessité et relogés, pour la plupart à Assouan. Notre guide a tenté de nous faire un exposé des avantages (« indépendance » et surplus énergétiques) et des inconvénients (déplacement des Nubiens, et inondations de temples) de la construction de ce barrage. Ce n’était pas la première fois qu’il s’est accordé une certaine liberté de ton vis-à-vis du régime et de ses orientations, sans toutefois transgresser ce qui pouvait être admis comme « tolérable ». C’était, bien évidemment, loin d’être le cas pour l’ensemble des guides dont certains pratiquaient allégrement la langue de bois et l’apologie du régime, de manière assez peu impartiale.
J’en viens donc à mon second point qui est une petite compilation des opinions mainstream que j’ai pu constater en parlant avec des Egyptiens francophones. Je vais essayer d’organiser cela en quatre moments.
Premièrement, il est communément admis chez les personnes avec lesquelles j’ai parlé, que la guerre de 1973, appelée par chez nous, guerre du Kippour (du nom de Yom Kippour, la fête juive du Grand Pardon), là-bas nommée guerre d’Octobre, est une grande victoire de la coalition égypto-syrienne contre Israël. Il est vrai que cet affrontement a causé dans les premiers temps un flottement assez important de Tsahal, et le recul des forces israéliennes, mais par la suite, les armées des pays bellicistes sont rentrées rapidement dans leurs territoires à la suite de cuisantes défaites. Ce qu’il y a de paradoxal, c’est que cette guerre n’est d’une part pas une grande victoire, mais que de plus, elle est assez exaltée dans son caractère symbolique, ce qui témoigne finalement d’une faible sympathie pour l’Etat d’Israël.
Le reste des discussions que j’ai eu, ou entendu, s’est produit dans le car qui nous menait de Louxor à Hurghada (sous escorte militaire), où j’ai pu remarquer quelques points assez significatifs.
Le panarabisme était, me semble-t-il, le point de départ de la discussion, entamée sur ce thème, par les Français qui étaient derrière moi. Chacun a pu potasser ses connaissances historiques, en se lamentant de l’échec de la tentative d’instauration d’un « Etat arabe » (la République Arabe Unie) entre l’Egypte, dirigée par Nasser, et la Syrie. Bref, et les Français de disserter des causes et des effets de quel pouvait bien être le pays qui allait pouvoir unifier tout ce petit monde. Mais, au travers de leurs spéculations, on est revenu à des cas un peu plus concrets : le monde arabe, les dirigeants et les populations ne forment pas un « musulman » type d’Alger à Téhéran, en passant par Damas et par le Caire. Il y a des différences tout à fait fondamentales entre ces pays. A citer, par exemple : le nationalisme est très vivace en Egypte, du fait de l’Histoire de ce pays, et que depuis la conquête de la région en 332 avant Jésus-Christ, jusqu’au coup d’Etat des officiers libres en 1953, le pays n’a jamais été dirigé par des égyptiens, mais par des étrangers. Pour information, le refondateur de « l’Egypte moderne » est l’Albanais Mohammed Ali, qui prend le pouvoir après le départ de Bonaparte, et l’assassinat de Kléber. A l’inverse, un certain nombre de pays du Proche et du Moyen-Orient n’ont pas à proprement parler d’« identité culturelle », puisque, bien souvent, les pays ont été crée de toute pièce par les Occidentaux après le démembrement de l’Empire Ottoman – c’est le cas de l’Irak, du Koweït, des Emirats Arabes Unis, du Qatar, etc.
Deux autres informations importantes, pour invalider l’hypothèse panarabiste, et les délires de guerres de civilisations qui se fondent sur la même idée. D’une part, certains pays sont nettement assez « isolationnistes », ou plutôt qui varient dans les échanges et l’ouverture de leurs frontières avec les pays voisins. On peut, dans cette catégorie, citer le cas de la Libye, qui dispose d’importantes ressources pétrolières pour une population assez restreinte, et ne voit guère d’intérêt à s’unir aux autres. Le mythe du « musulman unique » ne résiste pas non plus à l’épreuve de l’examen des différences fondamentales qu’il existe entre le chiisme et le sunnisme. C’est un point particulièrement frappant que j’ai pu remarquer : notre accompagnateur dans le car, qui était un Egyptien sunnite, a qualifié, en ces termes, les chiites de « personnes que les sunnites ne considèrent même pas comme musulmanes ». Je savais que les divergences étaient profondes, et que l’amitié n’était pas au beau fixe, mais de là à voir l’Islam comme exclusivement sunnite il y avait un monde. Notre accompagnateur nous en a exposé les raisons, en disant que les chiites considéraient comme unique successeur légitime le cousin et gendre de Mahomet, Ali, à la place du premier calife. De ceci, notre interlocuteur déduisait que le chiisme ne considérait pas exclusivement le Prophète comme digne de culte, mais que ceci s’appliquait également à Ali. Ainsi, on peut toujours voir que le mythe nommé ici ne résiste pas aux réalités religieuses, et qui met ainsi à mal la thèse d’un intérêt commun entre tous les pays nommés dans la perspective d’atteindre un but favorable à tous. C’est également passer outre les réalités ethniques, dont la plus grande est peut-être la rupture entre les Perses d’Iran et les Arabes des autres pays musulmans, ceci s’ajoutant aux différences religieuses.
De ces différences multiples entre les musulmans du Proche et du Moyen-Orient, nous en sommes arrivés au point de passage obligé de l’actualité de ce monde depuis deux ans, à savoir la guerre en Irak. Inutile de préciser que l’anti-américanisme est la seule chose que j’ai pu discerner dans la bouche de notre accompagnateur, qui s’était accordé une certaine liberté de ton. Mais le plus étonnant n’était pas l’existence de cet anti-américanisme, mais précisément « sa modération » par rapport à ce que l’on peut entendre en France. Pour être exact, les Français, aux opinions très mainstream et leur interlocuteur avaient exactement les mêmes arguments et les mêmes poncifs : guerre pour le pétrole, hégémonie américaine, impérialisme… Les arguments ne bougeaient pas d’un iota par rapport à ce que j’ai coutume d’entendre, il n’y a pas plus de virulence dans les propos que j’ai entendu de la bouche de l’Egyptien qui nous accompagnait, que d’une part non négligeable des actes politiques français. Et quelle était la conséquence logique de tout cela ? Notre interlocuteur en est venu à dire que la France « n’était pas pareille », qu’elle était « l’amie des Arabes », que notre « Président Chirac a eu bien raison de se battre contre cette guerre ». En bref, que les Américains étaient les méchants, et nous les gentils.
Alors, ceci peut paraître anecdotique, mais il y a bien quelque chose de très important à en retirer : il n’y a pas de haine viscérale de l’Occident, en tant que tel. La doctrine de la guerre des civilisations est à milles lieux de ce que j’ai constaté : d’une part, il n’y a nullement une civilisation arabo-musulmane unie, mais une disparité d’ethnies, d’alternatives religieuses, et culturelles ; d’autre part, il n’y a pas de haine commune qui rassemble contre l’ennemi consacré que serait l’Occident. Si ce n’est nullement l’essence de la civilisation occidentale qui est responsable de la haine des Etats-Unis, c’est alors par les actions interventionnistes que ces derniers entreprennent que cette haine s’alimente et se maintient.