Libertarian Kids

jeudi 16 mars 2006

Sociologie des forums politiques

Il existe deux types de forums politiques selon la taille de ces forums et la cohésion idéologique qu’il y règne. On peut d’ailleurs considérer que les facteurs sont souvent liés : l’importance du nombre de forumeurs ayant couramment pour corollaire l’existence de conceptions politiques fort différentes.

On pourrait distinguer un premier type de forum, qui se caractérise par un nombre conséquent de participants et qui induit la cohabitation de différents paradigmes idéologiques. Ce type de forum n’est généralement pas propice à la discussion et à l’échange constructif précisément parce que l’existence de paradigmes opposés ne jette pas les bases d’un dialogue, mais plutôt celles de l’invective ou de l’argumentation superficielle. Quant bien même, l’argumentation d’une des parties serait fort pertinente, il est bien rare d’observer l’émergence d’un paradigme dominant. Pour qu’un débat soit constructif, il faut au contraire qu’il y ait un objet à ce débat et que les individus ne soient pas organisés selon des schémas groupaux, puisque ces derniers substituent à l’échange sincère la joute rhétorique.

Ainsi, on ne saurait envisager un débat fructueux sans l’existence d’un paradigme de pensée dominant : pour pouvoir discuter avec des individus, encore faut-il avoir une base commune, un ensemble de convictions et de principes qu’il s’agit de questionner. S’il cohabite, au contraire, des systèmes idéologiques opposés, le débat se mue en simple affrontement, en simple proclamation d’une hiérarchie de valeurs, ce qui ne permet ni d’étudier les dynamiques des différents systèmes ni de saisir la substance profonde des différents propos. Il ne faut pas s’y tromper : sur les forums généralistes, il n’existe pas une telle base commune et concrète à partir de laquelle discuter, puisque le dénominateur commun des individus consiste uniquement dans le « respect » et la tolérance des idées d’autrui. Cette conception prescrit simplement les règles du débat et non pas son contenu : ceci est un cadre de procédures et non un socle auquel chacun peut se rattacher.

Puisque le débat est presque par essence infructueux sur le premier type de forums, on pourrait penser trouver la solution dans des forums plus restreints, plus spécialisés, avec un public plus restreint et doté d’un paradigme dominant. Bref, sur des forums thématiques. Or, de mon point de vue, tel n’est pas le cas. En effet, l’existence d’un paradigme dominant dote une telle structure d’une identité, qui doit être maintenue car elle constitue sa raison d’être. Ainsi, ce type de forum est fort utile en tant que source d’information, précisément parce qu’il est spécialisé. Quant aux débats, par principe, leur cadre est limité : on peut désormais discuter d’un objet précis en termes approfondis ; néanmoins, la nécessité absolue de conserver une majorité de forumeurs acquis à l’idéologie dominante induit un certain nombre de processus, qui permettent d’excommunier l’opposant ou le prétendu opposant.

Sur ces forums, la pensée de groupe existe à deux niveaux : premièrement, vis-à-vis d’un extérieur hostile, deuxièmement, vis-à-vis des autres sous-divisions idéologiques du forum. Il est donc nécessaire dans ces petites structures qu’il existe une cohérence du noyau dur, notamment sous forme de relations d’amitiés ou sociales : à l’inverse d’un forum généraliste, ce noyau dur est crucial et ne peut fluctuer de manière importante puisque les « piliers » constituent, sont garants de l’essence du forum et permettent donc de disposer d’un niveau plus approfondi de discussion.

Il est ainsi facile de voir qu’il existe sur ces forums un processus d’acceptation progressive des individus, qui subissent tests et sont jugés selon leur conformité au paradigme idéologique. Une expérience facile à mener consiste à comparer les réactions à deux discours critiques proches – voire identiques – selon qu’ils viennent d’un membre établi ou d’un nouvel arrivant : le premier sera considéré a priori comme digne d’intérêt, le second excommunié ou source de suspicions. On perçoit ici que la recherche de la vérité ou le débat constructif n’est pas à proprement parler le but de telles formes de forums : si les individus y sont incités à développer leurs facultés dans un contexte prétendument protecteur vis-à-vis des influences néfastes extérieures, ce discours n’est souvent que de façade.

On en arrive ici à ce qui constitue le mécanisme le plus notable de défense sociale vis-à-vis de l’hérésie idéologique : si le nouveau membre est de facto excommunié, le membre établi – s’il adopte un discours critique – est incité à revenir dans le droit chemin soit par des arguments d’autorité, des propos outranciers l’assimilant au groupe honni, des appels à l’amitié ou à la sympathie ou pour finir, des arguments de pure forme (orthographe, style d’écriture). Si ce dernier persiste dans son propos, il est du devoir des individus-clé du forum de le considérer comme extérieur à lui : ce qui était auparavant conçu comme un mécanisme de défense et une menace devient effective, l’individu est puni, il est banni du groupe dominant. Son statut change alors : ses propos sont plus dignes d’intérêt quelque soit leur pertinence dans l’absolu : il ne s’agit plus de réfléchir, mais de juger, de qualifier l’individu en question, et in fine de développer des arguments psychologiques.

Ce mécanisme, qui permet de conserver la pureté idéologie d’un forum, est d’autant plus actif que la spécificité idéologique du forum est accrue : ce n’est que parce qu’on n’a pas déjà été habitué à cohabiter avec des tendances idéologiques différentes que l’on peut adopter une attitude sectaire. Néanmoins, il est à noter que cette convergence idéologique recèle en elle-même ses limites : sans divergence, il n’y a pas de débat, et la présence sur un forum est totalement inutile. Ceci implique que les individus présents sur un forum recherchent d’autant plus la différenciation et donc l’opposition argumentée que leurs positions idéologiques sont proches : les distinctions se font de plus en plus sur des détails insignifiants. C’est d’ailleurs cette tendance, qui réduit comme peau de chagrin le groupe, qui implique un dogmatisme intransigeant et une intolérance vis-à-vis des moindres écarts.

A ce propos, Jean-Pierre Dupuy signale dans L’enfer des choses :

Or, jamais on n’a consacré tant d’efforts à se distinguer les uns des autres, tout en jugeant insupportable le moindre signe de distinction chez le voisin. Les préposés à la recherche des inégalités sociales en découvrent de nouvelles tous les jours – les dernières en date portent sur la capacité de résistance au soleil et à une nourriture abondante –, tandis que des divisions arbitraires se creusent entre des groupes parfaitement identiques, qui se fascinent d’autant plus qu’ils s’inventent les raisons les plus dérisoirement abstraites pour s’excommunier les uns les autres. Il n’y a pire rivalité que celle des frères ennemis. Blanc Bonnet et Bonnet Blanc sont toujours convaincus que tout les oppose et qu’ils n’ont rien de commun.

Nous voyons ici tout le drame des forums politiques, et d’ailleurs plus généralement de tout forum de débat, qui touche de manière intime soit à nos vies propres, soit à notre conception du monde (religion, morale, etc.) : d’un coté, l’existence de paradigmes différents empêche l’existence d’un débat productif, d’un autre coté, la tentative d’unification de ses paradigmes entraîne une instrumentalisation de la vérité et un dogmatisme, qui reflète d’autant plus la pensée de groupe.

Je ne suis pas loin de conclure à la complète inutilité des forums politiques en matière de débat, puisque le seul avantage que je leur reconnais, s’ils sont thématiques, est de permettre de disposer d’une base d’information et de documentation développée. Cet état de fait est d’ailleurs lié à la formation de groupes, phénomène qui pollue le débat, puisque les individus prennent alors également en compte le regard et l'appréciation d'autrui et non plus simplement la recherche de la vérité. Il n’est pas étonnant de retrouver sur Internet le même problème que lors des discussions politiques dans la vie réelle, qui, à plus de deux, tournent souvent au café du commerce !

Aucune des remarques précédentes n’a une portée argumentative dans un débat idéologique, il s’agit uniquement de constatations personnelles sur ce qui conditionne les débats sur un forum politique. Je ne suis bien entendu pas personnellement exempt moi-même de ces travers. Bien entendu, toute ressemblance avec des faits ou des personnes existant ou ayant existé serait purement fortuite.

samedi 4 mars 2006

Justice, paix et libéralisme (2)

II/ Propriété, autorité et paix.

Dans Propriété et Loi (1848), Frédéric Bastiat affirme que :

Dans la force du mot, l'homme naît propriétaire, parce qu'il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne; la propriété n'est que le prolongement des facultés. Séparer l'homme de ses facultés, c'est le faire mourir; séparer l'homme du produit de ses facultés, c'est encore le faire mourir.

L’économiste constate donc que l’homme, puisqu’il est doté de besoins naturels, est contraint, pour se préserver lui-même, de se rendre possesseur de la nature, de la transformer pour assurer sa survie. On constate que les ressources et produits sur Terre sont, à chaque moment, en quantité limitée alors que les appétits des hommes les concernant sont insatiables : il faut donc que toute chose désirée par beaucoup soit appropriée par certains. Le droit de propriété permet de substituer l'appropriation par le travail et la mise en valeur à la violence et à la loi du plus fort où chacun accapare et convoite les ressources et produits fabriqués. L’interrogation à laquelle la philosophie politique doit répondre n’est donc pas de savoir si cette appropriation est ou non nécessaire ou licite, puisque, de fait, elle l’est, mais est de savoir selon quel type d’organisation la propriété va être organisée. Il existe ici deux types de régimes possibles :

  1. la propriété « collective » ;
  2. la propriété individuelle.

La propriété dite collective se caractérise par la mise en commun des propriétés composant la collectivité. Cette collectivité peut prendre la forme d’un village (ex : le mir), d’une coopérative ou bien d’un Etat. Les décisions relatives à la propriété sont prises selon un mode de délibération prédéfini, dans lequel participe soit toute la communauté, soit une catégorie particulière de la communauté (classe ou sexe) soit une personne unique. Dans tous les cas, le propre de cette forme de propriété est de ne pas être divisible, c’est-à-dire qu’un individu composant la communauté ne peut pas sortir du régime de propriété collective en récupérant sa part. A l’inverse, la propriété individuelle repose sur cette autorisation d’un retrait des individus de l’association des différentes parties, qui a donc un caractère purement temporaire.

Or, dans les faits, les individus sont dotés chacun d’une volonté et poursuivent des buts, qui, s’ils ne sont pas systématiquement incompatibles, sont pourtant toujours différents. Lorsque l’on est astreint à un mode de décision, dans la propriété collective, qui induit qu’on n’a que peu ou pas d’emprise sur les buts poursuivis par la communauté, ceci génère des conflits quant à la finalité et des moyens à mettre en œuvre, puisque presque personne n’est réellement satisfait de son sort. Lorsqu’un tel accord n’est pas possible à trouver et que tous les membres sont contraints de cohabiter sans possibilité de se retirer – comme dans le cas de la propriété individuelle –, l’unique solution pour trancher le désaccord est le retour de la violence et de l’oppression. Cette situation a ceci de paradoxal qu’elle induit un retour à un état antérieur à la définition de la propriété à l’intérieur même de la collectivité propriétaire, c’est-à-dire à la fin de la paix civile et donc à la négation du droit.

Ce que je viens d’écrire ne signifie nullement qu’une propriété d’ordre collective peut ne pas perdurer à travers les siècles chez certains groupes humains. Au contraire, ces groupes humains ont deux traits qui expliquent pleinement que de tels conflits ne surviennent pas, et donc, que le problème du choix entre propriété collective et individuelle ne se pose pas : d’une part, ces groupes ont, la plupart du temps, une conception de l’individu simplement comme élément de la totalité sociale, ce qui ne produit pas de volonté d’émancipation de ces derniers ; d’une part, ces groupes sont organisés selon des modes de productions artisanales et rudimentaires, grâce auxquels la satisfaction des besoins demeure très restreinte, et, par conséquent, il est bien plus rare qu’adviennent des conflits quant aux différents choix de vie et de buts poursuivis, tant les possibilités d’avoir des trajectoires différentes sont limitées matériellement. Ce n’est que dans les sociétés où émergent une conception individualiste de l’homme et des potentialités de production importantes que les conflits à l’intérieur des communautés propriétaires deviennent aigus et où l’adoption de la propriété individuelle devient absolument nécessaire.

Puisque la propriété dire collective est récusable et illégitime, cela signifie également que la propriété, à caractère monopolistique octroyé par la loi, est récusable car elle revêt les mêmes traits et tombe sous les même écueils que la première. En effet, puisqu’il ne peut exister relativement à un secteur d’activité qu’une unique organisation, qui se charge de produire certains biens ou d’assurer certains services, aucun client ni aucun fournisseur ne peut se désolidariser de cette entité, ne peut en sortir, même dans le cas où il ne serait pas satisfait des services que l’entité lui fournit ou des exigences qu’elle lui demande. Puisqu’il n’y a pas de possibilité de régulation externe, type concurrence potentielle, les individus sont astreints aux exigences et finalement, à l’arbitraire du monopole de production, qui, en tant que système de production, ne règle pas son action selon des règles définies et immuables mais en fonction de ses capacités, de ses stocks, de sa main d’œuvre, etc., c’est-à-dire de variables tout à fait contingentes.

Le leitmotiv des libéraux classiques apparaît d’ailleurs d’avantage comme un refus catégorique du monopole de production, des velléités de monopolisation étatique ainsi que d’intervention directe dans la production, puisque aucune activité ne saurait être étatisée sans que surgisse la violence et l’arbitraire tant dans la décision de monopoliser et d’étatiser que dans l’organisation du monopole vis-à-vis des différents individus, que comme un refus pur et simple d’un rôle quelconque à jouer. Par exemple, Jean-Baptiste Say écrit ces lignes, dans son Traité d'économie politique (1803) :

Les entraves compriment l'essor de la production, le défaut de sûreté la supprime tout à fait. (...) Si le gouvernement est un mauvais producteur par lui-même, il peut du moins favoriser puissamment la production des particuliers par des établissements publics bien conçus, bien exécutés et bien entretenus... Les académies, les écoles publiques, les musées contribuent à la production de richesse.

Il demeure ici un certain nombre de questions qui n’ont pas encore été traitées, au premier rang desquels la définition précise de ce que recouvre le droit de propriété. Nous devons sa définition traditionnelle au droit romain, pour qui il est constitué de trois volets : usus (droit d’utilisation du bien), fructus (droit de percevoir les fruits et les produits issus du bien) et abusus (droit de disposer de sa propriété comme on l'entend : donation, vente, destruction, etc.) Néanmoins, si cette définition ne pose aucun problème dans un cadre privé, c’est-à-dire intime, personnel ou familial, il n’en est pas de même si un individu exerce, par sa propriété, une autorité sur d’autres individus. En effet, puisque l’on sort du simple domaine personnel (type foyer ou entreprise individuelle), on rencontre d’autres consciences également autonomes qui peuvent ne pas accepter cette autorité exercée de droit par le propriétaire : il est donc impossible de considérer ’’a priori’’ que les mêmes règles s’appliquent dans ces cas-là sans nier le problème difficile à résoudre de la cohabitation (pacifique) – qui est, à proprement parler, l’objet du droit.

Si l’erreur des marxistes fut de croire que l’on pouvait revenir aux formes de propriété collective primitive, alors qu’était intervenue une révolution intellectuelle qui fait émerger la notion d’individu, l’erreur de John Rawls fut de ne pas considérer pleinement ce problème de la propriété et de l’autorité, en proposant comme solutions ou bien une démocratie de propriétaires de telle manière que personne ne soit soumis à l’autorité d’un propriétaire sans en être soi-même un, ou bien un socialisme de marché de telle manière que la propriété des moyens de production ait été dans les mains de l’Etat, alors que cela ne réglait en rien la question de l’autorité détenue par ce dernier. Dans les deux cas, Rawls a adopté la solution de facilité : au lieu de s’attaquer à ce problème épineux, il a préféré prôner des régimes où il ne se posait pas ou ne paraissait pas se poser, sans se préoccuper de la faisabilité d’une transition.

En dernier lieu, il me semble important de souligner qu’il est impossible de séparer radicalement, dans la pratique, la morale des conceptions politiques. Cette exigence est essentielle dans la détermination du droit, mais apparaît comme inopérante dans la vie de tous les jours, puisqu’un certain type de valeurs éthiques imprègne nécessairement tous les aspects d’un individu, y compris dans sa dimension politique. Puisque le fondement du libéralisme et de l’éthique qui y est jointe, est l'individualisme, il me paraît donc vain et irréaliste de penser que cette théorie politique pourra être adoptée par une large partie de la population et in fine appliquée sans que cette population soit empreinte du même type d'individualisme ou finisse par y adhérer. Or, alors que l'individualisme exalte l’individu lui-même, dans son autonomie, ses capacités d’indépendance et de choix, sans qu’il doive être considéré en fonction de ses origines sociales, de sa race, de sa religion, de son sexe, etc., en réalité, dans le système économique libéral, il est impossible pour les individus de s'affranchir des limites et des restrictions posées par le coût des services ou les discriminations. La contradiction du point de vue individuel, qui est donc facteur d’instabilité, est la défense théorique de la part du libéralisme d’un idéal de promotion sociale, quant bien même le constat pratique serait une impossibilité pour certains d’accéder, pour des raisons financières, à certains services (type éducation, études) en dépit de leur mérite ou talent personnel. Michel de Montaigne illustre, par exemple, cette conception individualiste au chapitre 37 du livre I des Essais (1580) :

Je n'ay point cette erreur commune, de juger d'un autre selon que je suis. J'en croy aysément des choses diverses à moy. Pour me sentir engagé à une forme, je n'y oblige pas le monde, comme chascun fait, et croy, et conçoy mille contraires façons de vie : et au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference, que la ressemblance en nous. Je descharge tant qu'on veut, un autre estre, de mes conditions et principes : et le considere simplement en luy mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. (...) Je desire singulierement, qu'on nous juge chascun à part soy : et qu'on ne me tire en consequence des communs exemples.

Le problème de la stabilité – et donc le caractère pacifique – d’un système économique et politique est intimement liée à la question de son acceptation par les populations. Un tel problème se pose tout aussi bien aux libertariens qu’aux libéraux classiques, et je ne prétends pas y apporter de réponse pleinement satisfaisante. Néanmoins, puisque les individus ont une tendance toute naturelle à se comparer et à s’envier, il me semble qu’on ne peut pas totalement évacuer la problématique de l’inégalité matérielle : puisque l’on a refusé et révoqué comme illégitime la collectivisation de même que l’égalitarisme, qui apparaît de toute façon comme non fondé, car les individus ne sont pas identiques mais similaires, il convient cependant de s'assurer que chacun peut percevoir une possibilité d'amélioration à venir de son sort, des perspectives permises par la mobilité sociale. S’il apparaît comme évident que le système social-démocrate actuel l’entrave très sensiblement, un système libéral ne saurait l’assurer qu’en fournissant aux plus nécessiteux un minimum vital dans les activités-cadres telles que l’éducation, la santé ou l’assurance-chômage. Le libéralisme a pour principe de substituer à une conception statique une conception dynamique : il n'est pas dramatique de perdre son emploi et/ou d'avoir un emploi précaire, s’il est possible d’en retrouver rapidement un autre à un niveau voisin ou supérieur, sans que les individus se voient contraints à perdre pied pendant la période de transition. Les activités évoquées précédemment ne sauraient en aucun cas être étatisées, en vertu de ce que j’ai écrit précédemment à propos du monopole légal : l’étatisation n’est qu’un préalable à un contrôle effectif des coûts et donc à des limitations des choix individuels dans la mesure où l’Etat ne dispose, via l’impôt, que de ressources matériellement limitées. Le choix devrait au contraire s’orienter vers des systèmes de chèques, où l’objectif n’est plus le financement de l’activité ou de la structure mais de l’individu et de son développement. Si le libéralisme est imprégné du modus vivendis anarchiste : « l’anarchie c’est l’ordre; car, le gouvernement c’est la guerre civile. » (Anselme Bellegarrigue), tant il souligne que l’extension du pouvoir de l’Etat est créateur de conflits, désordres et déséquilibres, je pense pourtant qu’il s’agirait d’une erreur notable que de le réduire à cet unique aspect.

lundi 27 février 2006

Justice, paix et libéralisme (1)

I/ Finalité de la philosophie politique.

Thomas Hobbes, dans le Léviathan (1651), affirme, à la suite d’Hugo Grotius, que chaque homme possède un droit fondamental à se préserver lui-même. A partir de cette prémisse, il fonde la légitimité d’un Etat doté d’une souveraineté absolue contre lequel aucune révolte ne saurait être justifiée, sans quoi les hommes retourneraient à l’état de nature caractérisé par l’insécurité permanente et « la guerre de chacun contre tous ».

En un sens, la justification de Hobbes est précise, pointilleuse et sans aucun doute d’une grande tenue. Son plus grand défaut est néanmoins d’être statique : Hobbes ne considère que le point de départ – l’état de nature – et la manière d’instaurer la sécurité par une institution, sans se soucier des raisons pour lesquels les hommes pourraient se révolter. La garantie la sécurité des individus consiste non seulement dans l’instauration d’une institution, mais dans l’acceptation de cette institution, telle que par le droit qu’elle adopte, elle puisse promouvoir la paix civile. Cette préoccupation ne concerne pas uniquement la genèse de cet Etat mais également l’évolution et la forme qu’il adopte. L’étude de l’objet politique devrait donc se concentrer sur l’objectif d’une paix civile, d’une certaine forme d’harmonie qui prohibe la violence physique. La justice telle qu’elle s’incarne dans le droit n’est plus alors un objet éthéré déterminé simplement dans l’abstrait, mais les conséquences – et donc la pertinence – d’une telle théorie juridique peuvent alors être appréciées au regard de la paix civile. Ceci a également pour corollaire l’affirmation qu’il est impossible de concevoir le droit comme totalement déconnecté de sa mise en œuvre.

Soutenir que tout homme possède le droit fondamental de se préserver lui-même suppose deux préalables philosophiques à justifier :

  1. l’égalité adoptée dans la détermination du droit (isonomie) ;
  2. la nécessité de la légitimité de la préservation des hommes.

En ce qui concerne le premier point, on peut dire que ceci résulte d’un postulat individualiste : tous les hommes sont égaux en droit, parce qu’ils possèdent la même structure, parce qu’ils appartiennent à la même espèce et possèdent donc certains traits communs. Ceci implique à la fois une conception morale universaliste et une constatation pratique, à savoir que tous les hommes sont dotés d’une raison, d’une volonté, de désirs, et qu’ils organisent, ce faisant, les moyens dont ils disposent pour aboutir à leurs fins : chaque homme existe donc, et tous les hommes se manifestent d’une manière similaire. La philosophie politique ne peut considérer certains comme hors du problème de la paix civile, car de par leurs personnes-mêmes, ne pas les traiter en égaux ne leur enlève en rien la possibilité dont ils disposent de troubler cette paix, on ne peut alors plus penser le problème de la garantie de la sécurité. Quant au second point, il découle de l’isonomie : si nous n’admettons pas la légitimité de la préservation de la vie par chacun, nous promouvons la mort de l’humanité, dans la mesure où, appliquant ce précepte à un individu, nous devons l’appliquer à tous les hommes. Or, une telle conclusion est absurde alors que le droit se propose de garantir la paix civile, c’est-à-dire d’organiser d’une manière pacifique les relations entre les hommes. Nier qu’ils aient droit à exister dans le droit nie dans le même mouvement le rôle et la nécessité du droit !

On peut donc affirmer ici que la question fondamentale de la philosophie politique est de déterminer les règles de droit, sous la contrainte d’isonomie, telles que soit possible l’existence d’un ensemble d’individus dans une situation de paix civile, c’est-à-dire telles que les différentes volontés des individus et les desseins poursuivis par chacun puissent être compatibles.

mardi 27 décembre 2005

Modélisation, recherche de la cohérence et découvertes

Je tiens ici à exprimer quelques remarques sur les limites et les risques de la modélisation dans les sciences, et en particulier, dans les sciences sociales. Le but de la modélisation est la production d’une représentation simplifiée d’un objet d’étude, de manière à pouvoir le penser dans un cadre théorique. La recherche de la cohérence du modèle en est donc un corollaire relativement évident : puisque chaque fait a des propriétés propres et ne peut être lui-même ainsi que son contraire, nous ne pouvons concevoir une réalité contradictoire, nous devons donc la figurer par un modèle possédant le même type de propriété de non-contradiction.

Il existe néanmoins plusieurs manières de produire cette cohérence : ou bien par la négation d’un certain nombre de faits, et donc par modélisation d’une réalité assez amputée pour être conçue comme disposant de propriétés assez simples et uniformes, ou bien par l’élaboration d’un modèle suffisamment puissant pour pouvoir distinguer selon différentes hypothèses des états où ne s’appliquent pas les mêmes règles. En pratique, le modèle global qui figure de manière la plus approfondie la réalité est l’agrégation sous différentes conditions de modèles plus simples. Autrement dit, l’ensemble des modèles atomiques forme une partition du modèle global – c’est-à-dire que chaque modèle atomique s’applique sous des hypothèses déterminées, qui ne se confondent pas avec celle d’un autre modèle atomique, et l’union de tous ces modèles atomiques forment le modèle global.

Une citation exprime très bien le premier type de démarche, qui rappelle fortement celui de certaines idéologies politiques qui seraient fort bien mieux inactives :

Si les faits ne correspondent pas à la théorie, changez les faits. (Albert Einstein)

L’exemple type de la seconde démarche est sûrement celui de l’« intégration » de la mécanique classique à la théorie de la relativité générale, en signalant que la mécanique classique n’était plus valable pour des vitesses de déplacement des corps proches de la célérité, mais que la mécanique newtonienne reste néanmoins un cas particulier de la théorie d’Einstein pour des vitesses faibles de déplacement des corps.

Ce qui m’amène à une conclusion d’étape somme toute assez évidente, qui est de remarquer que tout modèle est perfectible, et qu’il ne représente jamais toute la réalité. Ainsi, il me semble que la préoccupation principale dans les sciences sociales ne devrait pas être la recherche absolue de la cohérence des modèles, encore moins par l’élimination des faits gênants, mais, au contraire, la recherche de ce qui peut expliquer les contradictions a priori. C’est par ce mouvement qu’il est possible d’unifier les deux types de contradictions relatives aux modèles, à savoir la contradiction inhérente au modèle et la contradiction entre le modèle et la réalité, puisque la mauvaise résolution de l’une entraîne l’autre. En effet, dans le cas où une contradiction inhérente au modèle est résolue de manière imprécise, soit par l’élimination d’un type de raisonnement, soit par une attribution erronée d’hypothèses, on observe alors des contradictions entre le modèle et la réalité des faits, et vice-versa.

La foi du savant ne ressemble pas à celle que les orthodoxes puisent dans le besoin de certitude. Il ne faut pas croire que l'amour de la vérité se confonde avec celui de la certitude... Non, la foi du savant ressemblerait plutôt à la foi inquiète de l'hérétique, à celle qui cherche toujours et n'est jamais satisfaite. (Henri Poincaré)

Ceci me permet d’exprimer mon désarroi croissant face à une certaine tendance à rechercher absolument la cohérence, en considérant que le modèle doit absolument éliminer toute incohérence, puisque ce qui fait progresser notre compréhension de la réalité naît de l’incohérence, de l’un ou l’autre type de contradiction ! Imaginer que nous pourrions construire un modèle dans lequel il n’y aurait plus aucune contradiction revient à considérer que nous aurions absolument tout exploré d’un sujet, que nous serions arrivés à une sorte d’« ataraxie » dans la connaissance – ce qui me semble sinon impossible, du moins fort présomptueux.

Whenever a theory appears to you as the only possible one, take this as a sign that you have neither understood the theory nor the problem which it was intended to solve. (Karl R. Popper, Objective Knowledge : An Evolutionary Approach, 1972)

Ceci me permet donc d’arriver à mon ultime remarque qui concerne la production de nouveaux concepts, de nouvelles explications puis finalement de nouveaux modèles. Cette production est, selon ce que je viens d’écrire, ce qui m’apparaît comme le plus essentiel dans la recherche des sciences (sociales) et de la philosophie politique. Or, il existe un argument supplémentaire à l’encontre d’une volonté d’une modélisation finale et définitive en ce domaine. Un tel modèle considéré comme finalement abouti a pour unique but d’ordonner les connaissances déjà accumulées selon un schéma cohérent pour en affirmer la véracité, mais n’est aucunement tournée vers la découverte de nouvelles approches.

Tel est, par exemple le cas de la praxélogie de Ludwig von Mises, qui reconstruit à partir d’une base axiomatique (et donc d’une manière synthétique et déductive) l’ensemble de connaissances valables en économie à son époque. Ceci est un formidable test pour affermir les connaissances, mais il reste tout à fait muet sur ce qui n’a pas été encore découvert, et ce ne peut être dans un tel cadre synthétique que ces nouvelles explications peuvent être découvertes – mais par l’observation factuelle et l’intuition.

Mieux vaut alors savoir que nous percevons la réalité à travers un certain modèle et que nous devons nous en écarter parfois pour comprendre ce que nous ne comprenons pas encore, et qui est mis en évidence par certaines contradictions. Ceci cependant peut être désagréable, mais n’est-ce pas à ceci que l’on reconnaît l’honnêteté intellectuelle, à la capacité d’avouer que nous pouvons avoir tord ?

Il n'est qu'une erreur et qu'un crime : vouloir enfermer la diversité du monde dans des doctrines et des systèmes. (Stefan Zweig, Montaigne)

vendredi 25 novembre 2005

Ne dormez plus

Je ne me souviens plus exactement ni du forum – il me semble cependant qu'il s'agissait de l'ancien forum liberaux.org, encore disponible en version archivée il y a quelques mois – ni de la personne qui écrivait les quelques lignes que je vais maintenant citer. La personne en question évoquait une nouvelle, ou peut-être bien un roman, mettant en jeu un homme qui, pour se rendre chez lui après son travail, utilisait un système de téléportation. L'homme entrait donc dans un premier sas puis sortait, en quelque sorte, dans un autre sas lié à sa destination. Il se trouve que le système de téléportation en question n'en était pas vraiment un ; au lieu de transférer l'homme d'une borne à l'autre, le système le copiait, le détruisait puis le matérialisait dans un autre corps ad hoc artificiellement créé pour l'occasion. La nouvelle en question, loin, à l'évidence, de développer une quelconque philosophie, invitait cependant, via le problème de cet homme qui, voulant simplement rentrer chez lui, était cyniquement détruit et remplacé par une copie, à réfléchir sur la question relative à la continuité de l'être et à la mort.

Peut-on répondre, en effet, de manière objective, à la question suivante, question qui d'ailleurs est posée tout au long de l'excellent roman de science-fiction La Cité des Permutants, de Greg Egan ; la copie – copie supposée parfaite, autant physiquement qu'intellectuellement de l'homme original – est-elle la même personne que l'original, ou, au contraire, est-elle une personne différente de celui-ci ? Je ne pense pas qu'on puisse apporter une réponse objective à cette problématique, puisque celle-ci appelle une réponse différente selon que l'on se place du point de vue de la copie ou de l'original.

Aux yeux de la copie, comme de toute autre personne extérieure à l'original, elle sera bien la même personne que l'original ; elle dispose de l'ensemble de sa mémoire, de ses schémas de pensée, de son caractère, si bien qu'elle est incapable non seulement de se rendre compte mais aussi d'établir une distinction entre sa vie de copie et la vie héritée de l'homme original. Dès lors, comment, en se mettant, je le rappelle, dans la peau de la copie, considérer que cette même copie soit une autre personne que l'original ? Comment l'entourage de cette copie, en ignorant la vérité autant qu'en en ayant connaissance, peut elle voir en elle autre chose que ce qu'a été l'homme original ? Si l'on se place, maintenant, du point de vue de l'original, nous ne pouvons qu'aboutir à une conclusion différente, opposée à la précédente. Il est utile, pour répondre à cette question, de se prêter à une expérience de pensée qui nous mènera sur la voie de la réponse. Imaginez-vous, au moyen d'une baguette magique ou d'une quelconque future technologie, face à votre clône parfait ; copie parfaite de vous-même, il dispose en conséquence de cela de vos propres sentiments, de vos propres schémas de pensée autant que de vos propres souvenirs, si bien qu'à l'image de notre homme faussement téléporté précédent, il pense être vous-mêmes ; le considèreriez-vous comme vous-mêmes ou comme une personne autre ? A l'évidence, vous ne vivez pas ce qu'il vit, ne pensez pas ce qu'il pense, ne sentez pas ce qu'il sent, il est, de ce point de vue, autant étranger à vous que votre voisin, votre père, votre oncle ou je-ne-sais-qui peut l'être. Parce que vous l'avez en face de vous et que vous ne maîtrisez pas ses faits et gestes, vous pouvez répondre sans aucun doute à la problématique que nous avons précédemment posé ensemble, et vous affirmerez sans plus réfléchir que votre clône, votre copie n'est pas la même personne que vous-mêmes. Imaginons, maintenant, qu'il y ait une différence temporelle entre votre mort et la création de votre clône ; entendez par là qu'à l'exemple de l'homme prochainement annihilé par notre cynique système de téléportation, nous décidions préalablement de vous éliminer avant même que vous ayez perçu de vos propres yeux une étincelle de vie dans ceux de votre clône. De la même façon que votre clône était distinct de vous-mêmes lorsque vous l'aviez en face de vous, vous conviendrez qu'il est toujours distinct de vous-mêmes y compris dans le cas où vous n'auriez pu le voir, que ce soit par ignorance de son existence autant que par votre propre mort. La réponse à la question étant à l'origine de ces deux expériences de pensée peut alors être prononcée ; du point de vue de l'original, la copie n'est pas lui-même, la copie est une autre personne.

Positionnons-nous du point de vue de l'homme original, celui qui va utiliser le système de téléportation et qui par la même occasion mourra – car nous sommes bien, vous et moi, des originaux et non des copies, non ? Par quoi est fondée la différence entre nous-mêmes et notre copie ? La différence ne saurait être biologique ; notre copie est certes composée d'autres atomes, mais notre composition atomique et moléculaire n'a aucun rapport avec notre individualité : nous ne nous identifions pas à un corps, à un assemblage d'atomes, mais à une pensée ; lorsque nous parlons de nous-mêmes, nous évoquons un caractère, une intelligence, une conscience et non une enveloppe corporelle. S'il y a donc une différence entre nous et notre copie, c'est qu'il y a eu une coupure dans notre conscience, provoquée par notre destruction allant de pair avec l'usage du système de téléportation.

Le problème devient intéressant lorsque l'on en vient à penser ceci : qu'est-ce qui différencie cet homme là, qui va se faire détruire puis qui sera remplacé par une copie, de nous-mêmes, qui, ce soir, nous coucherons puis nous lèverons demain matin ? Si ce qui fonde la différence entre deux êtres est de l'ordre d'une rupture au niveau de la continuité de la conscience, sans égard pour le support matériel, comment pourrions-nous penser autrement à ce propos ? Cela n'entre pas, en outre, en contradiction avec notre propre expérience : je me sens effectivement moi-même lorsque je pense à la journée d'hier ou au-delà puisque je dispose des souvenirs des « moi » antérieurs – je suis ici la copie –, de même que le « moi » de demain pensera avoir été moi-même car il disposera de mes propres souvenirs. Par rapport au « moi » de demain, je suis l'original ; à ce titre, nous sommes distincts, comme l'homme annihilé par notre système de téléportation se distingue de sa propre copie. A l'homme qui, craignant de mourir, refuse de rentrer chez lui autrement qu'en marchant pendant des heures, nous ne pouvons que lui conseiller de ne plus dormir.

Note : comme chacun l'aura remarqué, ce texte a été placé dans la rubrique Détente, ce qui signifie qu'il est à caractère avant tout divertissant et ne constitue en rien l'esquisse d'une quelconque théorie à propos de je-ne-sais-quoi. Ceci étant dit, ceux qui apprécient la sodomie de lépidoptères sont invités à laisser un commentaire.

samedi 5 novembre 2005

Système récursif, théorèmes de Gödel et justice procédurale pure

Je vous livre, dans ce court billet, quelques réflexions que j’ai pu avoir à propos de la théorie de la justice libertarienne, et, de manière plus large, libérale. Cet article est quelque peu rédigé rapidement, dans un coin de table, et je vous prie de m’excuser si des imprécisions s’y sont glissées. J’ai, de plus, bien conscience que le traitement croisé avec les mathématiques que je vais employer peut être un peu abscons, et que l’utilisation des théorèmes de Gödel a déjà été historiquement assez dévoyée par des penseurs peu scrupuleux. Je vais donc tenter de ne pas tomber dans ces travers, et d’entrer dans le vif du sujet sans trop de détour.

I/ Principe de récurrence et théorèmes de Gödel

Cette brève partie va se borner à des énoncés généraux et à des explications de ces deux éléments, et je n’ai aucune prétention à la démonstration – que l’on peut, qui plus est, trouver sur le net.

Le raisonnement par récurrence permet de prouver une propriété P(n), pour tout entier naturel n supérieur ou égal à n0 (avec n0 dans IN). Il se compose de deux principales étapes, à savoir l’initialisation et l’hérédité. La première étape revient à prouver la validité de la proposition P(n0), c’est-à-dire la validité de propriété P au rang n0. Quant à l’hérédité, il s’agit de prouver que si la propriété P(n) est vraie alors la propriété P(n+1) est également vraie. Cette seconde étape repose sur l’existence d’un successeur à tout élément n de IN, et par conséquent, au fait que IN soit un ensemble discret.

Pour des exemples d’utilisation de ce principe, et de sa démonstration à partir du cinquième axiome de Peano, on peut aller voir ici, par exemple : http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9currence.

Passons à présent à l’énoncé des théorèmes de Gödel, nommés respectivement théorèmes d’incomplétude et d’inconsistance.

En ce qui concerne le premier théorème, son énoncé est le suivant : « Dans n'importe quel système finiment axiomatisé cohérent et capable de formaliser l'arithmétique, on peut construire une proposition qui ne peut être ni prouvée ni réfutée dans ce système. » Ce théorème peut s’appliquer de manière plus générale à l’ensemble des systèmes formels – c’est-à-dire d’un système doté de conventions d’écriture rigoureuses, via un alphabet et une syntaxe appropriés, afin d’écrire des formules, et de règles de transformation ou d’inférence, de manière à transformer une formule en une autre –, dans lesquels il existe au moins une proposition indécidable.

Quant au second théorème, publié également en 1931, par Kurt Gödel, il stipule que : « Si T est une théorie cohérente, tout énoncé de T qui affirme la cohérence de T est un indécidable de T. » Ceci revient à affirmer que la cohérence ou la consistance du système n’est pas prouvable si l’on est uniquement muni des outils de ce système (soit, à « l’intérieur » de ce dernier).

Pour de plus amples développements sur le propos, on peut consulter cette page : http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9or%C3%A8me_d%27incompl%C3%A9tude.

II/ Justice procédurale pure et incomplétudes.

Je repends ici la terminologie de Jean-Pierre Dupuy lorsqu’il se livre au commentaire de la théorie libertarienne, notamment concernant les propos de Robert Nozick, dans son livre : Anarchy, State and Utopia.

Une citation de l’auteur français, issue de son ouvrage Libéralisme et justice sociale, s’impose pour percevoir toute la portée du concept :

La justice procédurale pure se définit par opposition à la justice procédurale parfaite et imparfaite. On est dans ce dernier cas lorsque l’on dispose d’un critère d’un état de choses, un critère qui est définit indépendamment de la procédure qui sera suivi pour tenter de réaliser la justice et antérieurement à elle. La justice procédurale est dite parfaite lorsqu’il existe une procédure dont on est sur qu’elle va produire un résultat juste, selon le critère de justice en question. (…) La justice procédurale est dite imparfaite quand on ne dispose pas d’une procédure qui conduise à coup sur à l’objectif souhaité. (…) Dans la justice procédurale pure, par contraste, il n’existe pas de critère indépendant qui définisse la justice d’un état de choses. A proprement parler le prédicat « juste » ne s’applique qu’à des procédures. On convient cependant de l’applique à des états de choses, par héritabilité, en quelque sorte. C’est ainsi qu’on dira qu’un état de choses, quel qu’il soit, est juste si : a) il est le résultat d’une procédure juste, et b) cette procédure a effectivement été mise en œuvre.

Cette idée exposée par Dupuy est également au cœur de la théorie anarcho-capitaliste de la justice, telle que formulée par Murray Rothbard, tant est si bien que l’on peut en faire un trait essentiel voire caractéristique des théories libertariennes. Ces dernières se distinguent en ce sens des théories libérales de la justice, puisque les libéraux n’affirment pas que la notion de justice soit exclusive décrite par une procédure pure, et qu’ils mêlent ainsi différents critères dans leurs théories, à l’inverse des libertariens.

Retour à la précédente : j’ai exposé le principe de récurrence, à une fin particulière qui apparaît ici assez claire. En effet, la notion de justice procédurale pure s’apparente, comme le laisse transparaître le vocabulaire employé par Dupuy (« héritabilité »), à un principe de récurrence.

Supposons un système qui modélise l’ensemble des relations d’échanges entre les hommes, un tel système « formel » représente donc notre « monde » extérieur. Il n’a aucune prétention à la prédictibilité, puisqu’il se cantonne à l’aspect externe, et de plus, il s’agit d’un système assez complexe – cela ne me semble pas nécessiter une démonstration. A l’intérieur de ce système, on considère un état local n, à l’échelle microscopique. A cet état, on associe une proposition : « L’état n est juste ». Selon l’idée de justice procédurale pure, cette proposition est prouvable si l’état n-1 dont est issu l’état n était juste, et si l’étape de transition entre l’état n-1 et l’état n est une procédure conforme à l’idée de justice (i.e. un transfert de droits de propriété librement consenti , c’est-à-dire sans l’intervention de la coercition, chez les libertariens). On peut ainsi faire une régression à l’infini pour modéliser l’ensemble des états, et in fine le système étudié. L’état général des choses est donc juste si : a) l’appropriation originelle des ressources est juste (initialisation et définition des droits), et b) les transferts des droits de propriété sont librement consentis entre l’étape originale et l’état actuel.

Si on se livre à une petite comparaison entre le « juste » et le « vrai », comparaison tout à fait conforme dans notre système puisque l’on étudie la validité de la proposition « L’état n est juste », on remarque plusieurs problèmes majeurs à une approche de la justice simplement via la procédure pure. En effet, si, à un moment dans l’histoire – la probabilité de ce cas est quasiment 1 – il est advenu une transformation non conforme (i.e. non-juste), alors on ne peut rien conclure quant à la justice ou à l’injustice de l’état actuel. Si je dispose de prémisses vraies et de règles de transformations valides alors j’obtiens une conclusion vraie. En revanche, si je dispose de prémisses partiellement fausses et de règles de transformations valides alors je ne peux rien conclure à propos de la véracité de la conclusion, elle peut être vraie ou bien fausse. Une autre question majeure concerne la question de l’appropriation originelle, et de ces règles qui ne répondent pas à la notion de procédure pure, puisqu’il s’agit de l’initialisation du processus.

Je voudrais ici traiter ici des rapports que l’on peut trouver entre le système formel modélisant nos relations « politiques » muni des règles de procédure pure et les deux théorèmes de Gödel. Il existe dans ce système, d’après le théorème d’incomplétude, des propositions vraies (i.e, conformes à la justice) qui ne sont pas démontrables avec… les règles de procédure pure. Cependant, d’après ce théorème de Gödel, aucun indécidable ne l’est absolument. Il est ainsi possible de perfectionner notre compréhension de l’idée de justice, mais ceci ne peut se faire que si l’on dépasse le cadre de la justice procédurale pure. Une justice uniquement définie comme telle, comme dans la théorie libertarienne, est fondamentale incomplète – outre les problèmes « techniques » déjà soulignés. Par ailleurs, on peut souligner que l'ensemble de notre étude peut nous amener à penser qu'une conception de la justice comme procédurale pure est assez appropriée à un niveau microscopique, mais peut conduire à des apories à un niveau macroscopique.

Un autre résultat un peu pernicieux, si on applique le second théorème au système formel ainsi formé est que l’on ne peut pas savoir si la théorie libertarienne de la justice – via la procédure pure – est consistante et cohérente à l’intérieure de cette dernière. Ceci signifie simplement qu’il est extrêmement problématique de la considérer comme l’alpha et l’oméga de toute pensée politique et comme parfaitement cohérente.

S’il y a ainsi d’autres nuances dans le concept de justice à toujours chercher, il ne faut pas réprimer notre sens « instinctif » de la justice pour qu’il s’accorde parfaitement et se laisse pleinement intégrer à la théorie politique de la justice que l’on peut partager. On peut ainsi rendre de plus en plus perfectible notre conception de la justice, et la rendre de plus en plus exhaustive au fur et à mesure que de nouvelles conditions matérielles apparaissent et suscitent de nouvelles interrogations, en autres.

III/ Justice et vérité.

Je voudrais faire une ultime remarque sur le propos que je viens de tenir, notamment en comparant les notions de justice et de vérité. C’est un choix délibéré que j’ai fait notamment puisque nous avons à nous intéresser à des théories libertariennes, qui fondent leur étude de la justice sur la modélisation des relations d’un système complexe via des principes issus de récurrences. Cette assimilation est pourtant assez contestable puisqu’elle suppose que les modalités relatives à la justice et à la vérité soient identiques.

Alors que la vérité obéit au principe du tiers-exclu : si R est une proposition logique, alors la proposition « R ou (non R) » est vraie. Cela signifie qu'une relation ne peut être que vraie ou fausse, mais qu'il n'y a pas de troisième état ; est-ce le cas de la notion de justice ? Une situation est-elle simplement juste ou injuste, n’y a-t-il pas de troisième cas ? Il s’agit ici de ne pas confondre droit et morale, puisqu’il existe des actes surérogatoires qui sont « moralement » admirables mais non obligés par la loi : ils ne peuvent être la troisième catégorie puisqu’ils relèvent de la morale, ou plus précisément d’une comparaison entre les actes nécessités par la morale et nécessités par le droit.

De même, on peut se poser la question de savoir si une théorie politique doit être une théorie « forte » ou une théorie « faible ». J’entends par forte une théorie qui prend comme principal concept la justice, et tente de chercher ce qui est juste et ce qui ne n’est pas ; en quelque sorte, l’injustice est considéré comme l’état normal, et une situation, par défaut injuste, n’est juste que quand elle a été prouvée comme telle. Par théorie faible, j’entends au contraire une théorie qui définit la justice de manière négative et dont le principal concept est donc celui d’injustice : une situation est par défaut juste, à moins qu’elle n’ait été prouvée injuste. Il me semble qu’il s’agit même d’un point fort polémique et déterminant, comme séparateur radical et définitif entre les différentes théories politiques – il faudrait choisir, mais encore est-il utile d’exposer les raisons de son choix.

lundi 10 octobre 2005

Yezzi.org

Comme déjà signalé ici, la publicité non marchande n'a rien de nocif. Tel sera également le cas pour la manifestation virtuelle, organisée par le site Yezzi.org contre le régime liberticide du président tunisien, Ben Ali. Régime dictatorial soutenu, entre autres, par "notre" fort culotté président Chirac, qui eut un jour, en Tunisie, cette replique sémillante : "le premier des droits de l'homme, c'est de manger", esquivant d'un revers de main, les violations des libertés civiles dans le pays.

Faisant oeuvre de salubrité publique, notamment à l'initiative de Mourrad Dridi, le site Yezzi.org nous propose donc d'envoyer des photographies à notre effigie avec le mot d'ordre : "Ben Ali, Fock!" et de relayer leur initiative sur nos différents blogs.

A visiter donc de toute urgence, sans oublier une petite participation à l'entreprise : Ben Ali, Fock ! , Ben Ali, Yezzi !. En esperant que la publicité ne sera nocive que pour le sinistre personnage visé !

dimanche 11 septembre 2005

La déification de l'Etat et ses conséquences

La déification de l'Etat correspond au fait de conférer un aspect sacré, ou du moins fondamentalement supérieur à l'intervention étatique. Elle peut se manifester sous plusieurs formes ; en dehors de la simple considération à l'égard de l'interventionnisme, pour n'en citer que quelques unes, de manière non exhaustive, nous pourrions évoquer, par exemple, la crainte [1] que peut créer la rencontre avec les serviteurs de l'Etat, ou, plus généralement, l'ensemble des rituels – hymne, uniformes, traditions – accompagnant la vie politique de la même façon que la liturgie règle le culte religieux.

La statolâtrie, selon l'expression employée par Mises, n'est ni une pratique ni une invention de notre siècle ; il est aisé de retrouver au fil de l'Histoire une association quasi-systématique entre l'Etat d'un côté et un ordre supérieur – implicitement ou explicitement religieux – de l'autre. Ainsi, dès l'antiquité, l'Etat se voit dans la plupart des cas justifié par des motifs religieux. Au sein de la civilisation sumérienne, par exemple, l'organisation étatique, dans les différents mythes et légendes ayant court à cette époque, est issue d'un ordre imposé par des dieux, ou plutôt, par des surhommes[2]. Nous retrouvons le même principe chez les egyptiens, où Horus, l'un des six rois-dieux, dont le nom signifie par ailleurs "celui qui est au dessus", est considéré comme étant le premier des pharaons ; dès lors, et ce n'est pas un trait caractérisant particulièrement l'Egypte antique, le pharaon jouera le rôle d'administrateur mais aussi de prêtre suprême. De la même façon, religion et politique sont étroitement liés sous la Rome antique ; le culte des dieux va de pair avec le respect de l'Etat, d'ailleurs, sous l'Empire, les empereurs seront vénérés et considérés comme de véritables divinités. Le moyen-âge n'échappera pas à cet enchaînement de fait : le roi est considéré comme tenant son pouvoir de Dieu ; l'Eglise, par ailleurs, jouera un rôle à proprement parler politique, puisque prélevant un impôt et organisant de surcroît la vie en société. La collusion entre religion et Etat est alors totale. Cette situation perdurera, tant bien que mal, avec des hauts et des bas jusqu'à la séparation – du moins dans notre pays, la France – entre l'Eglise et l'Etat en 1905 ; la déification de l'Etat ainsi que le culte de la politique ne s'arrêtera pas pour autant.

Si religion et Etat sont théoriquement séparés, le culte de la politique a quant à lui bel et bien subsisté : que ce soit sous sa forme économique, sous le nom de socialisme ou social-démocratie – sa forme édulcorée -, où l'Etat, présenté en garant du long terme, sous ses traits de vieillard éternel, - ce qu'il n'est d'ailleurs aucunement, l'Etat n'étant qu'une abstraction pour désigner des hommes bien réels où le long terme se résume à l'échéance des prochaines élections – dirige la vie économique en prétendant faire mieux que les millions d'hommes qui composent le marché, ou que ce soit sous sa forme morale, sous le nom, dans nos pays, de conservatisme, où Dieu-l'Etat impose un ordre moral à ses ouailles, lesquelles, probablement jugées trop stupides pour gérer leurs vies, ne peuvent vivre comme elles l'entendent sous peines d'être condamnées ; les prêtres de l'étatisme pensent souvent avoir la vue plus longue que les hommes, dont ils ne diffèrent pourtant en nul point. Quelque soit l'expression de l'étatisme, nous sommes donc dans la continuité des situations antérieures, à la différence cependant que la perfection caractérisant toute divinité n'est plus : elle se repporte alors sans cesse dans le futur, comme l'exprime par ailleurs Bakounine[3] dans son ouvrage Dieu et l'Etat :

Notre Christ se distingue du Christ protestant et chrétien en ceci, que ce dernier est un être personnel, le nôtre impersonnel; le Christ chrétien, déjà accompli dans un passé éternel, se présente comme un être parfait, tandis que l'accomplissement et la perfection de notre Christ à nous, de la Science, sont toujours dans l'avenir, ce qui équivaut à dire qu'ils ne se réaliseront jamais.

La déification de l'Etat, entretenue par les bureaucrates et autres planificateurs étatistes, n'a pour autre finalité que de justifier leur propre rôle en déresponsabilisant l'individu et par la même créer les problèmes qu'ils sont par ailleurs sensés résoudre. A titre d'exemple, la récente campagne de propagande visant à afficher en caractères gras et de taille importante l'intitulé “fumer tue” sur les paquets de cigarettes, ou encore, le fait de retirer des lycées les distributeurs automatiques de nourriture ; si ces mesures peuvent paraître anodines en apparence voire relever du bon sens, elles contribuent indubitablement à la déresponsabilisation de l'individu. De la même façon que l'on juge le lycéen inapte à gérer sa consommation de matières grasses – chose curieuse dans une Education Nationale sensée faire du lycéen le futur citoyen adulte et responsable -, l'homme adulte est lui-même jugé inapte à savoir distinguer le bon du mauvais, l'utile du nuisible ; tout est fait de façon à ce que l'homme, naturellement destiné à devenir adulte, reste inéluctablement dans l'enfance. C'est ainsi que, dans un texte quasiment prophétique, Tocqueville s'exprimera en ces termes[4]:

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même.

La déresponsabilisation de l'individu est entre autres choses ce qui permet aux hommes politiques de prétendre résoudre les problèmes qu'il ont eux-mêmes créé. L'exemple le plus frappant est probablement celui de la solidarité. En faisant de la solidarité un ensemble d'opérations financières dénuées de tout sentiment – car la réelle solidarité, celle que l'on pratique volontairement, en est un -, en sus des effets pervers qu'elle implique, les hommes ne sont plus incités, voire n'ont plus intérêt du tout à entretenir ce même et précieux sentiment, d'autres personnes s'en chargeant théoriquement à leur place. C'est ici où l'on voit, d'ailleurs, que l'Etat-Providence est un puissant facteur d'égoïsme, égoïsme que les planificateurs étatiques n'ont qu'à montrer du doigt pour justifier... la solidarité étatique : la boucle est bouclée, l'Etat crée un problème et ce sert de ce même problème pour justifier son intervention.

Notes

[1] La crainte dite "salutaire" est par ailleurs évoquée dans la Bible pour décrire le comportement que l'homme doit adopter vis à vis de Dieu

[2] Dans la mythologie sumérienne, l'homme est une création d'une "espèce" supérieure, ayant des caractéristiques physiques supérieures à celles possédées par les hommes

[3] Bakounine identifie ici les hommes de l'Etat aux "hommes de la Science"

[4] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, vol II, quatrième partie, chapitre VI (1840) ; texte disponible en ligne ici : http://www.panarchy.org/tocqueville/democratie.1840.html

samedi 27 août 2005

Jusnaturalisme, déontologisme et liberté

I/ Idées libérales fondamentales : la liberté, la distinction entre droit et morale.

Je vais tenter une approche purement déductive dans mon propos, en partant de la prémisse simple, de la notion qui fonde la philosophie qui porte le nom de libéralisme, à savoir la liberté, dans son acceptation politique. Ma première tentative de définition se veut relativement naïve, et appelle à un développement, un affinement au long de l’exposé.

En premier lieu, il s’agit de remarquer que la liberté politique au sens libéral, se définit via ce que l’on nomme le concept de liberté négative, ou celle relativement proche de liberté des Modernes, définie par Benjamin Constant. Elle se définit grossièrement comme l’absence de coercition ou l'absence de contrainte exercée par les autres individus. Je sais pertinemment que ceci ne permet nullement de distinguer les concepts de liberté et de licence, c’est pourquoi ces définitions sont imprécises, mais néanmoins précieuses pour saisir l’essence de la conception libérale de liberté.

Sur cette idée de liberté négative, vient se greffer une autre distinction, qui nous aidera à éclairer nos concepts, à savoir la distinction qu’il existe entre droit et morale. Outre la différence de nature entre les deux concepts, qui l’un concerne les actes et l’autre les intentions, on peut noter qu’un trait constant des libéraux est, en accord avec l’idée de liberté, entendue comme autonomie, que l’ensemble des conceptions de morale ne peuvent – et ne doivent – pas être incluses dans le droit, sous peine d’abolir toute notion de liberté, et de morale. En effet, en ce cas, les individus agissent conformément à la loi morale, puisque cette loi a force de loi juridique, mais non en respect intentionnel de cette morale. L’idée d’une morale qui se confond avec le droit n'est rien d’autre que celle de Thomas More, dans son livre l’Utopie – digne du pire totalitarisme, avant l’heure.

Ainsi, on aboutit donc à la conclusion que l’idée fondamentale de la liberté, du libéralisme, est la subordination de la morale au droit. Il s’agit ici bien non pas de nier tout droit, comme on pouvait le croire en définissant uniquement la liberté négative comme absence de coercition, mais de rechercher sa juste détermination pour permettre à la liberté, et la société humaine, d’être viable, et de concilier la vie en société avec la recherche du bonheur par les individus selon différentes conceptions du bien. L’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen stipule d’ailleurs que :

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits.

Nous pourrions alors être encore plus précis dans notre détermination de l’idée libérale de liberté. Une telle liberté n’existe en fait que grâce à l’existence du droit et de l’isonomie, puisqu’il n’y a plus de liberté pour un individu si les droits d’autrui empiètent sur les siens. La réelle définition de la liberté libérale, et c’est donc ici qu’elle diffère le plus radicalement de la licence, est contenue dans cette phrase de Montesquieu, si l’on y entend la notion de loi dans un sens prescriptif :

La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent.

II/ Déontologisme vs. Téléologisme, Jusnaturalisme vs. Utilitarisme.

Il ressort de cette première étude que le propre du libéralisme est d’être une théorie politique de nature déontologique, c’est-à-dire dont le propre est de subordonner les différentes conceptions de la morale et du bien, au droit ; ou – ce qui revient au même – d’affirmer le primat du droit sur le bien. Le déontologisme est l’antithèse politique des théories téléologiques, tels que le communisme, l’Utopie de T.More, ou encore la Théodicée leibnizienne. Le téléologisme revient à affirmer le primat de la morale ou du bien, sur le droit ; et, en réalité, à faire de ce dernier, un instrument d’une conception particulière du bien.

L’essence d’une théorie déontologique est exposée dans les premières pages de l’ouvrage de John Rawls, la Théorie de la Justice :

A society is well-ordered when it is not only designed to advance the good of its members but when it is also effectively regulated by a public conception of justice. That is, it is a society in which everyone accepts and knows that the others accept the same principles of justice, and the basic social institutions generally satisfy and are generally known to satisfy these principles. In this case while men may put forth excessive demands on one another, they nevertheless acknowledge a common point of view from which their claims may be adjudicated... Among individuals with disparate aims and purpose a shared conception of justice establishes the bonds of civic friendship; the general desire for justice limits the pursuit of other ends. One may think of a public conception of justice as constituting the fundamental charter of a well-ordered human association.

Il convient ici de rapporter une controverse qui a cours depuis de très nombreuses années chez les libéraux, à savoir l’opposition traditionnelle entre jusnaturalistes propriétaristes dans la lignée de John Locke, et utilitaristes à la suite de Jeremy Bentham et John Stuart Mill.

A l’aune de ce que je viens de dire sur la caractéristique proprement déontologique du libéralisme, je me fais le relais de la critique que les jusnaturalistes adressent aux utilitaristes. En effet, cette dernière doctrine n’est nullement déontologique, mais proprement téléologique, en escamotant totalement une détermination séparée du juste et du bien. Comme le dit le père de cette théorie, qu’est J.Bentham :

The said truth is that it is the greatest happiness of the greatest number that is the measure of right and wrong.

Cette invalidation de l’utilitarisme, comme théorie conforme, ou la plus conforme, à l’esprit du libéralisme, ne saurait pour autant nous faire oublier les critiques de ceux qui se réclament de cette doctrine à l’égard du jusnaturalisme. Ces objections pourraient se résumer sous cette forme : le droit naturel ne pose qu’une seule structure de droit possible, et celle-ci est fort exigeante, puisqu’elle impose dans sa pureté originelle, l’abolition de l’Etat, pour aboutir à une anarchie de droit naturel. On ne peut mener alors selon ces principes politiques qu’une et une seule politique dans tous les domaines, et notamment ceux plus ou moins fidèlement appelés « économiques et sociaux », qu’à cause de principes fondamentaux que sont ceux de liberté, et de justice commutative, sans nullement se préoccuper des conséquences factuelles sur le niveau de vie, sur le bien-être des personnes. Comment un droit qui est proprement idéologique et doctrinaire, pourrait influer de manière positive qu’il laisse, a priori, totalement de coté, à savoir la prospérité, le développement, etc. ? Cela ne serait qu’accidentel que la conformité des principes du droit par rapport à la nature humaine puisse, en même temps, apporter la meilleure alternative parmi les politiques possibles, au regard d’un certain nombre d’objectifs établis : mobilité sociale, pauvreté et exclusion, chômage, etc.

La portée de cette critique des utilitaristes n’est nullement d’invalider les conclusions des jusnaturalistes quant à la politique à mener, puisque certains utilitaristes en arrivent à ces mêmes conclusions. Il s’agit au contraire d’un débat sur la méthode, et la méthodologie à apporter dans la construction de la théorie libérale. Le propos des utilitaristes n’est pas de remarquer que les politiques prônées par les jusnaturalistes sont inappropriées, mais que la théorie jusnaturaliste élude totalement un champ essentiel des préoccupations que les individus ont, vis-à-vis de la politique, et – pour reprendre des termes jusnaturalistes aristotéliciens – concernant le Bien commun. Il s’agit simplement pour les utilitaristes de signaler qu’une théorie de la justice ne saurait se limiter à traiter de la justice commutative, mais qu’elle doit au moins évoquer ses principes de justice distributive – même si ces derniers consistent en une politique de laissez-faire. L’objection des utilitaristes peut donc se résumer en ce que la théorie jusnaturaliste libertarienne déplace l’interdiction de l’interventionnisme de l’Etat des principes de justice distributive aux principes de justice commutative, en niant totalement cette première dimension.

III/ Jusnaturalisme, idée kantienne du droit et contrat social.

Il convient ici de faire un aparté sur la doctrine jusnaturaliste libertarienne, sa nature en tant que théorie politique, et les problèmes méthodologiques que soulèvent sa formulation. Je vais pour ce faire, utiliser une démarche cartésienne, qui consiste, tout d’abord, à poser, en guise d’analyse, l’idée libérale de liberté politique, en supposant qu’elle existe, ou ce qui est relativement similaire, celle d’un droit naturel universel et valable également pour tous ; puis, je m’essayerai à une synthèse, qui examine les conditions de possibilité, et de respect, de telles conceptions, préalablement admises – tant d’un point de vue théorique que pratique.

Il s’agit tout d’abord de remarquer que, contrairement à l’utilitarisme, par ailleurs décrié ci-dessus, la théorie jusnaturaliste est d’ordre déontologique, puisqu’elle se préoccupe uniquement de la détermination formelle du contenu du droit naturel, indépendamment des différentes conceptions du bonheur et du bien que les individus puissent avoir, et en tous les cas, le primat affirmé est celui du droit sur le bien ou la morale.

L’idée libérale est que la liberté n’est possible que si chaque individu reconnaît à autrui les mêmes droits qu’à lui-même, et vice-versa, avec qui plus est, une détermination « objective » et indépendante du contexte social, de ces droits. Dans ce contexte, selon une idée fort kantienne, chaque individu est capable donc d’énoncer donc le droit naturel objectif, puisqu’il se pose à la fois en tant que législateur universel et en tant qu’individu subjectif auquel le droit naturel s’applique.

Pour étudier la source d’un tel droit objectif, il convient de déterminer les caractéristiques propres à l’homme qui rendent possible l’énoncé du droit par les individus. Ceci ne saurait être alors la « nature humaine », c’est-à-dire ce qui définit l’homme, indépendamment de sa volonté de ne pas se conformer à ce caractère immuable, à savoir la faculté de choix. En effet, le second caractère de l’idée libérale de liberté est une détermination du droit objectif indépendante du contexte social, et universellement valide ; ce qui induit donc que, bien qu’en tant que législateurs universels, ce droit s’impose à nous, que nous ne le choisissons pas, à proprement parler, entre deux alternatives. La faculté qui rend alors possible la reconnaissance par chaque individu des droits naturels subjectifs à autrui, autant qu’à lui-même, n’est donc rien d’autre que la raison.

La source du droit naturel n’est donc rien d’autre que la raison, et le sujet d’un tel droit – tout comme son point de départ – est exclusivement un être raisonnable, indépendamment de la nature physique humaine. Par ce biais, on parvient pour les jusnaturalistes à écarter la critique du juriste positiviste Hans Kelsen à propos de la dichotomie entre être et devoir-être, puisque la source du droit naturel ne repose plus sur ce qui est, mais sur la faculté de raison, qui est précisément la plus à même de fixer la norme de l’idéal, et du devoir-être.

Il est cependant crucial de remarquer ici qu’une telle idée de droit naturel énoncé par un être purement raisonnable, et qui prend sa source dans un tel concept n’induit pas qu’une telle norme soit spontanément respectée, dans la pratique ; ni, d’ailleurs, que l’on puisse effectivement par quelque moyen que ce soit, la faire respecter pleinement et intégralement. En effet, contrairement à cet être purement raisonnable, il est communément admis dans la tradition philosophique que la nature de l’homme est dualiste, à savoir ancrée dans le monde sensible, et soumise à des inclinaisons et des désirs, autant qu’elle est également celle d’un être de raison.

Une seconde observation cruciale, à partir des prémisses posées, est que tout droit effectif, ou positif, qui s’opposerait radicalement aux principes fondamentaux du droit naturel ainsi édicté, nierait la raison, et sa capacité d’appréhension du réel. On déduit ici également que l’homme tire sa dignité de son caractère raisonnable, de même que le respect qu’on peut lui témoigner. D’après ce qui a été précédemment dit, on peut donc en conclure que ce droit naturel objectif s’impose à nous par la structure de notre raison, ou en tant qu’êtres purement raisonnables, et non en tant qu’une possibilité parmi un panel de choix. Il y a donc une certaine nécessité immanente à notre raison dans l’idée effective de droit naturel, mais cette nécessité diffère néanmoins de la nécessité naturelle, ou de la loi physique, puisqu’elle ne s’applique pas aux mêmes objets ou sujets, et se distingue également par son origine.

Concernant le volet pratique de l’application d’un tel droit naturel, d’après les remarques précédentes, il convient d’aboutir à un respect des principes formulés par ce droit objectif, et qui plus est, d’affirmer la nécessité de tendre à la positivation effectif du contenu le plus étendu possible de ce droit. Ces observations préalablement évoquées mettent en évidence l’éventuelle exigence d’un Etat dont le rôle est de faire respecter les règles du droit naturel, de le rendre effectif.

Telle est en réalité l’idée du contrat social, que j’ai déjà évoqué dans un article précédent, et qui, dans notre perspective, l’interface, le pont entre l’ordre du droit naturel pur, et intelligible, et l’ordre du droit positif effectif. Il n’est nullement la transition entre deux états temporels que l’on nommerait état de nature où le droit naturel serait respecté, et état de société, où il ne le serait plus sans l’appui de l’Etat ; mais, au contraire, il est le lien entre deux ordres différents : celui de l’intelligible, des êtres raisonnables purs, et d’un autre coté, celui effectif, de l’inextricable imbrication entre sensible et raison, chez les hommes. Cette distinction ainsi opérée rejoint de peu celle de Saint-Thomas d’Aquin, à propos de la Cité de Dieu, et de la Cité des hommes.

De part cette nature particulière, un tel contrat social n’est en aucun cas du même type que les contrats entre personnes privées, régis par le droit des contrats. Il ne peut en réalité, eu égard à l’universelle validité du droit naturel, jamais être dénoncé : ni, d’un coté, au nom du droit naturel, par les anarcho-capitalistes, ni, de l’autre, par les adversaires de ce droit naturel libéral, dont on ne peut nullement abroger les principes, et, par conséquent, instaurer une société dont les principes politiques soient autres que libéraux. Ce déontologisme empêche rigoureusement la légitimation de tous les types d’agissements de la part de l’Etat, comme c’est, par ailleurs, le cas chez Locke, et ne permet de concevoir le droit autrement que comme un cadre, un point fixe, et non comme un ordre prescriptif imposant une détermination effective, et minutieuse d’un nombre conséquent de comportements humains.

IV/ Méthodologie jusnaturaliste et incomplétudes rothbardiennes.

Au regard des éléments que je viens de présenter dans le point précédent, j’aurai trois critiques principales à adresser à la manière dont Murray Rothbard conçoit le jusnaturalisme et la méthodologie à l'origine de la détermination du contenu du droit naturel libertarien.

Premièrement, une des principales critiques a déjà été précédemment évoquée puisqu’à mes yeux, la source du droit naturel n’est pas proprement l’homme, ou la nature humaine, mais l’être raisonnable, et la faculté de raison. L’homme étant doté de cette faculté, ceci signifie donc qu’il est inclus dans l’ensemble des êtres raisonnables, mais ce n’est pas sa nature sensible qui est à l’origine de ses droits naturels. L’homme – en tant qu’abstraction – a des droits, parce qu’il est être raisonnable, et non, parce qu’il est homme dans sa nature duale, en tant que telle. Ceci permet d’ailleurs aisément le problème des droits naturels fantasmés des animaux.

En ce sens, d’ailleurs, la robinsonade qu’utilise Rothbard, au début de la seconde partie de l’Ethique de la Liberté, est inappropriée en deux aspects : d’une part, elle est utile pour isoler la nature humaine, quant bien même celle-ci n’est pas exactement la source du droit naturel ; et d’autre part, il considère ici la liberté et le droit naturel indépendamment du contexte de l’interaction individuelle, et de la société. Ce second point est problématique, dans la mesure où, de cette manière, Rothbard élude le point crucial de la reconnaissance à autrui des mêmes droits qu’à soi-même, et, de plus, la notion cruciale de « nuisance envers autrui », dans la définition de l’égale distribution des droits, est complètement oubliée, ainsi que le problème des externalités de l’action humaine.

Deuxièmement, une objection que l’on pourrait faire observer à cet auteur concerne le fondement, et l’aspect même – uniquement propriétariste – de son système, qui soulèvent bien des ambiguïtés. Son point de départ de la « propriété de soi-même » conduit à des apories, notamment vis-à-vis de l’esclavage, qui conduisent à introduire des arguments exogènes dans l’argumentation. L’argumentation initiale et fondamentale serait plutôt d’expliquer que, puisque la volonté humaine est inaliénable, ou puisque l’homme est autonome, au sens kantien – c’est-à-dire qu’il se détermine lui-même, et n’est pas déterminé par des causes extérieures, il ne peut être réduit en esclavage.

En revanche, l’hétéronomie des objets matériels extérieurs à l’homme, ou leur absence d’autodétermination, autorise qu’on puisse les approprier ou les céder. Cependant, ceci ne dit absolument rien à propos du droit de propriété, car ce dernier ne concerne pas la possibilité d’appropriation, mais les comportements humains autorisés vis-à-vis des objets appropriés une fois que cette dernière a été opérée. Si l’esclavage ne peut ici être conforme au droit naturel, on ne sait néanmoins encore rien des relations entre ce droit objectif et le droit subjectif de propriété. En effet, l’unique information dont nous disposons à ce stade est que la possession est effectivement reconnue comme fait, mais le droit relatif qui s’y rapporte relève d’un autre domaine. La dernière remarque que je souhaiterai exposer ici, vis-à-vis du jusnaturalisme rothbardien se rapporte à l’idée précédemment évoquée de contrat social, et de sa nature spécifique. En effet, le concept de contrat social présenté est relatif à l’application effective du droit naturel, déterminé à partir d’un être purement intelligible. En cela, les peines ne peuvent être pleinement déterminées par le droit naturel, qui reste toujours en vigueur quelque soit les circonstances. Le principe de proportionnalité des peines, tel qu’énoncé par Rothbard ne peut nullement faire partie du droit naturel, puisqu’il suspend des règles de droit naturel qu’est notamment le droit à la vie.

Ainsi, on peut distinguer, à la suite d’un crime ou d’un délit, une condamnation au civil, qui concerne la restitution et le dédommagement de préjudice subi, en conformité avec les principes du droit naturel ; et, d’autre part, une condamnation du criminel ou du délinquant vis-à-vis du volet pénal, qui a alors pour fonction de rétablir le droit naturel qui a été violé, de mettre en exergue les responsabilités, et de faire respecter le contrat social, dont le but est de préserver les hommes de l’anomie.

Il apparaît, néanmoins ici, que le contenu déterminé du droit naturel demeure infiniment plus imprécis, et moins étendu que celui qu’avait envisagé et supputé Rothbard dans son ouvrage.

V/ John Rawls : adversaire de l’utilitarisme, et partisan du déontologisme.

Je souhaiterai, par ailleurs, évoquer la position rawlsienne, non en tant que l’alpha et l’oméga des solutions aux différents problèmes de la pensée libertarienne, évoqués dans la partie II/, mais plus en ce qu’elle fournit des outils novateurs, pour appréhender ces épineux dilemmes. Il est à noter ici que la théorie de Rawls se veut initialement déontologique, et qu’elle critique également l’utilitarisme, sans choisir la voie d’un jusnaturalisme. Cette remarque est cruciale, en ce qu’elle signale que le jusnaturalisme n’est nullement la seule théorie déontologique, et donc conforme à l’essence de l’idée de liberté, et du libéralisme.

Les deux principaux outils, plus ou moins inventés par John Rawls, sont, d’une part, le voile d’ignorance – bien que celui-ci soit également évoqué par Robert Nozick, et le fait que les deux principes de justice qu’il propose soient lexicalement ordonnés. Il convient tout d’abord d’exposer brièvement ces deux principes, dont il est question :

  • le principe de liberté, c'est-à-dire un droit égal pour tous tant que celle-ci n'empêche pas la liberté d'autrui de se réaliser ;

Chaque personne a droit à un système pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système de liberté pour tous; et dans ce système, la juste valeur des libertés, et de celles-là seulement doit être garantie.

  • le principe de différence, qui admet des inégalités justes.

Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions : elles doivent être liées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions d'égalité équitable des chances; elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société.

Que ces principes soient lexicalement ordonnés signifie que le principe de liberté prime sur le principe de différence, et est premier dans l’ordre de priorité dans le droit. Une autre manière de l’énoncer est que l’application du principe de différence ne peut en aucun cas justifier une diminution ou une amputation du socle des libertés fondamentales, défini dans le principe de liberté. En ce cas, seul le principe de liberté lui-même peut autoriser une limitation de la liberté, dans des buts spécifiques, notamment de maximisation et d’universalisation de la liberté, tels que définis par Rawls.

Cette astuce de l’auteur de la Théorie de la Justice est fort intéressante, puisque bien qu’en introduisant un principe de justice distributive, qu’est le principe de différence, l’ordination lexicale permet de conserver intact le bloc de libertés, égales pour tous, défini par le principe de liberté. Ce principe premier revêt un caractère éminemment libéral, puisqu’il s’accorde avec la notion de liberté des Modernes et revendique l’isonomie. La question reste néanmoins de savoir s’il est ou non suffisamment étendu dans le champ des libertés, mais cet outil d’agencement lexical peut toutefois se révéler utile pour résoudre les problèmes apparus précédemment.

La seconde innovation présentée par Rawls dans l’ouvrage en question est ce que l’on nomme voile d’ignorance. Ce principe revient à dire que nous ne pouvons obtenir un consensus équitable sur les principes de justice (dont les déterminations effectives sont les deux cités ci-dessus) que dans la mesure où les individus sont impartiaux, et ne connaissent ni leur future place dans la société, ni leur conception particulière du bien et du bonheur. Tout l’intérêt de cet idée est l’instauration des conditions matérielles, pour qu’un consensus émerge entre les différents individus, indépendamment de leur position sociale, et de leurs intérêts sensibles, c’est-à-dire en tant qu’êtres purement raisonnables !

Cependant, cette notion de « voile d’ignorance » recèle néanmoins des ambiguïtés, qui se révèlent fort problématiques si l’on veut obtenir un consensus sur des principes de justice distributive, qui légitiment l’intervention de l’Etat non par défaut, mais de manière systématique. En effet, on remarque que Rawls ne peut pas écarter le problème de l’aversion au risque, et de la plus ou moins forte préférence temporelle pour le présent, des individus raisonnables sous le voile d’ignorance. L’aversion au risque ne dépend, en fait, pas uniquement de la position sociale future dans la société, mais également du caractère propre de chaque individu. Ainsi, Rawls émet des hypothèses extrêmement conservatrices, lorsqu’il choisit des principes de justice, qui maximise de manière statique, et non dynamique, la position des plus défavorisés dans la société. Qui plus est, les individus rawlsiens dans ces hypothèses font preuve d’une incroyable mentalité passive, en n’émettant aucune probabilité sur leurs positions futures dans la société.

VI/ Conclusion : vers des principes palliatifs de justice distributive.

Après avoir présenté une méthodologie jusnaturaliste, pour isoler le socle immuable de principes de justice commutative, hiérarchiquement supérieurs aux principes de justice distributive, je souhaite évoquer la détermination de ces derniers, en guise de conclusion.

Comme nous venons de le voir, il est assez complexe de légitimer, devant un public d’hommes raisonnables, des principes de justice distributive, tels que l’intervention de l’Etat soit systématique. Au contraire, il ne peut y avoir un consensus que sur des principes par défaut, qui accorde à l’Etat le dernier recours.

On peut ainsi définir un ensemble d’objectifs en commun, qui sont également hiérarchisés, vis-à-vis des caractéristiques et de la structure de la société, ainsi que de son fonctionnement : pauvreté et exclusion, mobilité sociale, chômage, alphabétisation, etc. Au regard de ses principes, on peut porter une appréciation sur le fonctionnement traditionnel de l’économie libérale, c’est-à-dire en l’absence d’interventionnisme. Il est important de noter ce premier principe qu’est le principe de subsidiarité : l’Etat peut éventuellement venir se substituer à la libre action individuelle, à travers le marché, mais le libre jeu des individus est premier et prioritaire, il fait office de situation initiale tandis que l’intervention de l’Etat ne peut être que palliative.

Si les citoyens jugent que le libre jeu des actions individuelles ne satisfait pas le panel d’objectifs initialement fixés et hiérarchisés, alors il convient pour eux d’adopter une démarche évaluative, et de comparaison vis-à-vis des différentes alternatives présentes. En effet, il ne faut pas oublier ici qu’une réglementation de la part de l’Etat n’est pas neutre sur l’action individuelle encore libre, mais qu’elle entraîne également des coûts de transaction qu’il faut prendre en compte pour savoir si elle est souhaitable aux regards des objectifs. Je peux choisir ici donc un second principe de justice distributive, que l’on peut nommer « principe d’efficience ».

Ce principe implique deux critères d’évaluation :

  • les coûts de transaction de la réglementation doivent être inférieurs au bénéfice attendu de cette réglementation ;
  • les coûts de transaction de la réglementation doivent être inférieurs à ceux des autres solutions envisageables.

Il est important de remarquer qu’une telle évaluation est dépendante de l’état des connaissances socio-économiques, et qu’il convient d’adopter une démarche empirique de comparaison des différentes solutions possibles et de chiffrage de leurs coûts de transaction respectifs.

Même si la conviction intime des libertariens est, selon le mot de Gustave de Molinari, que :

Le résultat de mes études et de mes recherches a été que les souffrances de la société, bien loin d'avoir leur origine dans le principe de la propriété, proviennent au contraire, d'atteintes directement ou indirectement portées à ce principe.

Ou plus simplement que l’intervention de l’Etat est de manière systématique, défavorable aux objectifs poursuivis, et même si ce principe est largement validé, bien qu’il ne puisse réellement faire l’objet d’une induction universelle, il convient de permettre de manière scientifique et pragmatique d’étudier chacun des cas où l’intervention de l’Etat est possible, et d’en tirer les conséquences nécessaires au regard des deux principes de justice distributive évoqués ici.

Ces deux principes se rapprochent d’ailleurs très sensiblement de l’économie publique institutionnelle dérivée du théorème de Coase, traitant des coûts de transaction.

lundi 11 juillet 2005

Argumentation, contextualisation et libéralisme

Voici donc, à mon tour, comme promis à Copeau, mon premier podcast, en espérant n'avoir pas trop oublié d'articuler, comme c'est souvent mon cas. Je vous laisse découvrir ma voix suave, au format MP3, avec un micro dont je doute des qualités sonores. :-P J'en profite pour signaler notre nouveau flux podcastique, pour compléter l'attirail moderne des parfaits bloggeurs.

Argumentation, contextualisation et libéralisme

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A la demande de Copeau, et par souci de clarté, je me livre à une auto-exégèse de mon propos dans ce podcast. Il faut bien voir que dans ce premier podcast, je mêle un peu différents plans de réflexions, et cela peut paraître quelque peu embrouillé. Je cherche juste ici à donner le point de vue théorique que j'ai essayé de défendre, sans revenir sur les différents exemples que j'ai pu citer.

Je dirai que l'innovation majeure que consiste l'approche que j'ai tentée de développer, est simplement de quitter le cadre universaliste, intemporel, purement abstrait dans lequel le libertarianisme est souvent présenté, pour le "plonger" dans le contexte qui est le notre à savoir le contexte de démocratie.

Mon premier point est alors simplement de taquiner d'une certaine manière ceux qui recherchent à tout prix la cohérence absolue de leur système, pour présenter également quels obstacles contre lesquels la cohérence théorique peut se heurter, notamment vis-à-vis d'une cohérence pratique. Le propos était alors de dire qu'en tant que citoyens d'une démocratie, nous ne pouvons avoir voix au chapitre, nous ne pouvons examiner les problèmes politiques, nous ne pouvons donner notre avis et tenter d'influer sur les décisions que parce que nous avons tous notre droit de vote. Nous sommes alors tributaires de ce statut là, quand nous formulons toute théorie politique, dont les conclusions peuvent - dans une optique de cohérence - difficilement remettre en cause les principes du régime même, en tant que nous y participons. J'ai fait référence ici, à une question de Karl Popper, en fin de podcast, qui faisait cette remarque à propos des totalitarismes, mais ceci s'applique également aux autres révolutionnaires : quelle est la légitimité, la validité, et la cohérence d'une décision prise en démocratie, mais... qui abolit la démocratie? Le fait était en l'occurrence, qu'il est un grand paradoxe de conférer une quelconque force et validité à une décision qui remet en cause le mode de décision qui a permis l'adoption de la proposition/loi initiale.

Mon second point maintenant, il concerne l'articulation comme tu le dis entre utilitarisme et jusnaturalisme. Il faut par ailleurs comprendre, dans ma bouche, le terme de jusnaturalisme, dans une approche élargie, à savoir toute théorie du droit (naturel), mais non forcément systématisée (à outrance) comme c'est le cas chez Rothbard, ou certains objectivistes. J'ai ici sciemment pris les choses à rebours de l'évolution historique des idées libérales qui ont commencées non pas par l'utilitarisme, mais pas le système de la théorie du droit (J.Locke). Pourtant ceci tiens à ma volonté de contextualiser le propos, puisque on a rarement l'intuition d'un système (de droit) synthétique, mais plutôt celui d'une approche au cas par cas (analytique, comme pour le jusnaturalisme). En fait, il se trouve qu'au fil des siècles, à partir de la théorie lockéenne du droit, les économistes libéraux en tout genre (quand, je dis "économistes", cela n'englobe pas que le champ "économique", puisque J.Bentham, J.S.Mill et G.Becker, ont eu le même type de justification sur des problèmes sociétaux), ont prouvé que ce qui découlait du droit libéral, était également le plus efficace sur le long terme. Mon propos est alors de dire qu’utilitarisme et jusnaturalisme, bien loin de l'opposer, se rejoignent, au sens au ce qui est juste est également utile à long terme. Mon propos n'est pas tant de dire que le jusnaturalisme ne doit pas se couper de sa base utilitariste, que de dire que les deux approches sont complémentaires, et qu'on a tord de les opposer, puisque de toute façon, les plans sur lesquels elles opèrent sont différents.

Je notais également que ceci est relativement "prouvable" si on ne prend comme référence que la théorie jusnaturaliste, puisque cette dernière cherche à déterminer les droits des individus avec comme fondement leur conformité avec la "nature humaine". On peut donc alors dire que le système de droit le plus conforme à cette "nature humaine" profonde, et de l'organisation sociale, est très probablement le plus en adéquation avec la manière dont les hommes sont et fonctionnent. L'intérêt de cette constatation n'est pas tant de dire que ce qui est "juste sans être utile est injuste", comme tu dis, mais "ce que l'on croyait juste, par la seule approche aprioriste et déductive (comme chez Rothbard) n'est probablement pas juste". L'utilité majeure de cette observation est de ne pas avoir qu'une seule source de connaissance et de recherche du droit, tant le sujet est délicat et pourrait être source de pas mal de catastrophes.

P.Simonnot, dans l'Invention de l'Etat, n'adopte rien d'autre que cette démarche, et en ce sens, on peut le citer comme exemple. Il ne se préoccupe pas du juste, mais il constate qu'à chaque fois, ce qui était admis comme juste dans telle ou telle société, était également efficient. Ce critère permet un test, et pas tant une détermination complète du droit. Je prendrais juste l'exemple du double-talion inspiré par Rothbard et que Simonnot cite précisément comme n'étant pas efficient dans notre société actuelle : il existe des arguments sur le pur plan logique, et sur le plan de la tradition jusnaturaliste pour questionner, voire invalider cette idée du double-talion dans le droit naturel (et la détermination du système pénal comme partie intégrante de ce droit naturel), mais la non-efficience de ce double-talion est un argument supplémentaire pour l'invalider.

Enfin, je voudrais revenir et développer un peu les différences entre les approches jusnaturalistes et utilitaristes. Outre l'opposition méthodologique entre l'analyse des problèmes au cas par cas, auquel répond l'utilitarisme, et la synthèse, le système que propose le jusnaturalisme (rothbardien, en l'occurrence), je peux dire qu'il y a un intérêt "stratégique" à ne pas exclure l'une au profit de l'autre, puisque de toute façon, on peut s'adresser aux gens avec un idéal de justice (ou plutôt une idée de justice), ou avec une argumentation plus prosaïque basée sur l'efficacité des mesures proposées. L'intérêt des deux approches est également différent, dans le sens que la théorie jusnaturaliste est vraiment utile et une construction valable dans la confrontation avec d'autres grandes théories politiques, qui reprochent précisément au libéralisme, de cautionner une système fondamentalement injuste, et qui en remet en cause le moindre fondement (le marxisme, pour ne pas le citer). Au risque de l'autisme du système cependant...

Mais, fondamentalement, et ceci sera ma conclusion, bien que cela ne soit qu'en filigrane dans le podcast, je ne pense pas qu'une théorie du droit suffise à construire, faire et proposer une théorie de la justice ; puisque dans la théorie du droit, manque irrémédiablement, ou est implicite dans ce type de théorie, l'idée de justice "sociale" - si j'ose dire.

Et je crois pouvoir dire qu'un nombre assez important, voire la quasi-intégralité des positions libérales, et de leur justification qu'on pourrait apporter, sont en conformité avec les deux principes (de liberté et de différence) de la Théorie de la Justice de J.Rawls. C'est d'ailleurs toute l'ambiguïté de Rawls, auquel on a souvent reproché la critique des utilitaristes, quant bien même il ne s'en éloigne pas tellement, si ce n'est dans un certain discours. Finalement, je suis sûrement à la recherche d'un troisième terme entre utilitarisme et jusnaturalisme, en les reliant dans leurs approches sans s'en revendiquer ouvertement. En espérant avoir été clair et relativement exhaustif.

dimanche 10 juillet 2005

Podcast 3.0

Un nouveau podcast. Sur demande d'alpheccar, que j'éviterai dorénavant d'oublier, je viens d'encoder le podcast au format MP3. Ce podcast est également distribué au format OGG, lisible normalement par Winamp.

Désolé pour la piètre qualité sonore, mon micro n'y est pas pour rien. Promis, j'essaierai dans les jours qui viennent de m'en dégoter un légèrement plus performant.

Allez, trève de bavardages, je vous laisse écouter : Podcast n°3 - format OGG - Podcast n°3 - format MP3

PS : Bientôt l'arrivée d'un flux XML, de façon à ce que le podcast devienne un vrai podcast.

samedi 2 juillet 2005

Le double discours alter-mondialiste

Il est plus ou moins à la mode de nos jours - comme c'est entre autres le cas aujourd'hui - d'organiser toutes sortes de festivités ou de concerts dans le but d'éliminer la pauvreté dans le monde. But certes louable et parfaitement libéral dans la mesure où il reste privé, mais le message politique qu'adressent certaines organisations alter-mondialistes accompagnant ce type d'initiatives l'est déjà beaucoup moins.

Ce message politique adressé au G8 et plus généralement aux pays du Nord développés se compose notamment du souhait d'instauration de la taxe Tobin, taxe prélevée sur les mouvements de capitaux et sensée servir d'aide aux pays pauvres. Ce discours en apparence "bisounours" est particulièrement fort, d'une part parce qu'il donne une fausse image de générosité à bon nombre d'hommes politiques la défendant - à l'exemple de notre cher président Jacques Chirac - tout en cachant une réalité qui est tout autre. Les quelques millions de dollars que rapporteraient une telle taxe ne serviraient non seulement pas à grand chose, compte tenu de l'état de pauvreté extrême dans laquelle sont plongés les pays du Sud, mais encore empirerait considérablement la situation. En effet, la seule conséquence certaine de l'instauration de la taxe Tobin serait une paralysie des mouvements de capitaux dans le monde, ce qui serait désastreux pour les PED, lesquels, trop pauvres, n'ont pas les moyens de rassembler une épargne suffisante pour pouvoir investir et donc se développer. A l'image dans dragons asiatiques, les PED ont et auront besoin de l'épargne des étrangers pour pouvoir investir, chose qui sera rendu très difficile par un quasi-arrêt des mouvements de capitaux à travers la planète.

J'ai par ailleurs été assez frappé de voir au journal télévisé la différence de point de vue existant entre certains militants africains et européens. Les premiers réclamaient un "commerce juste", en d'autres termes, le libre-échange - chose que le journaliste s'est bien gardé de dire - tandis que les seconds, tout en demandant l'aide aux pays en difficulté, réclament par ailleurs que l'on subventionne nos propres agriculteurs, ce qui est d'ailleurs d'ores et déjà le cas. Ce sont justement les subventions versées aux agriculteurs des pays du Nord par leurs Etats respectifs qui maintiennent les pays du Sud dans la pauvreté et l'exposition aux famines. Les subventions versées empêchent les agriculteurs du Sud, représentant une part considérable de la population de leur pays, de vendre leur production sur le marché mondial. On ne peut pas, comme le fait José Bové, demander tout et son contraire, à savoir, d'un côté des subventions et de l'autre l'aide aux pays pauvres. Entre vivre sur le dos des autres et instaurer un commerce juste avec les pays du Sud, il faut faire un choix. Si l'aide au Sud exploité - ce qui est, d'une certaine manière, bel et bien le cas, vu ce que je viens d'énoncer - doit se réaliser, que l'on abolisse donc le protectionnisme.

Contractualisme, droit et pouvoir

I/ Droit et pouvoir, deux ordres disjoints

Toute la question des trois auteurs contractualistes est de penser l'articulation, la tension entre ces deux formes que sont d'une part le droit, et d'autre part le pouvoir. Admettons pour les besoins de la cause, l'existence d'un droit naturel, quelque soit son contenu puisque cette prémisse est commune aux trois philosophes (Hobbes, Locke, Rousseau) en question. L'articulation entre les deux notions est problématique dans la mesure où les deux concepts, que sont droit et pouvoir, ne se situent pas sur le même plan. On peut finalement reprendre ici la distinction des positivistes juridiques entre être et devoir-être, entre le fait et la valeur.

Je laisse de coté l'interrogation fondamentale du droit naturel, à savoir la rechercher du fondement du droit (dans une certaine forme d'être, d'essence, de nature humaine), pour me concentrer juste sur l'aspect factuel de la chose. Le droit, et ses énoncés se rapportent donc au devoir-être, sans préoccupation pour l'aspect "réel" de son application. Disons que sa validité n'est pas tellement conditionnée par son respect dans une situation donnée, puisqu'il pose une sorte d'idéal de justice à atteindre. Que le meurtre existe n'induit pas que le meurtre soit juste ou injuste, précisément c'est la question de son existence qui conditionne la question du jugement juridique qu'on lui porte. Gageons donc que le droit est une forme d'idéal, qui a une portée universelle (dans la perspective jusnaturaliste), et dont la fonction n'est pas d'entériner le réel et/ou le fait accompli, mais de le prescrire selon certaines normes données.

D'une autre coté, la forme du pouvoir et son statut sont tout à fait différents. Le pouvoir, et en particulier celui de l'Etat, est issu d'un rapport de forces, d'une situation factuelle, qui cette fois-ci n'est pas soumise à un ordre prescriptif universels, mais à des contingences. Il fait partie non pas de la valeur, du devoir-être, mais du fait, de l'être, de l'organisation des hommes. Les motivations de ceux qui le détiennent peuvent être diverses, tout comme l'intérêt que chacun a de le respecter peut être changeant. Son utilisation et sa pratique sont bien plus terre-à-terre, et cynique que l'adhésion à l'idée de droit. Pour ne citer qu'un exemple célèbre, Machiavel analyse les principes du pouvoir, et de sa conservation dans le Prince, sans préoccupation pour la justesse morale et juridique que cela induit.

Pris isolément, la pratique du pouvoir conduit à considérer ce qui est sans se soucier de ce qui devrait être, et le contenu du droit conduit à considérer ce qui devrait être sans s'occuper de ce qui est.

II/ Réalisme et idéalisme : primat du pouvoir ou primat du droit?

A partir de ce point, deux traditions délimitent grosso modo, les différentes manières de penser l'articulation entre droit et pouvoir, au fil de l'histoire de la philosophie politique.

Tout d'abord, une perspective réaliste, certainement bien synthétisée dans cette phrase de Pascal : "Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.". Dans cette optique, on peut dire que le jugement de valeur sur l'articulation entre les deux ordres est suspendu, pour observer ce qui factuellement se réalise. Admettant implicitement l'hypothèse de l'observation du fait, on se range tout de suite qui admet le primat du pouvoir, du fait, du rapport de forces, sur ce qui devrait être. Chacun va donc considérer selon cette optique, que le droit n'est qu'une forme de corruption de son idéal, puisqu'il est édicté selon le bon vouloir de celui qui se l'est accaparé. Il est assez facile de constater que ce mécanisme de légitimation du pouvoir, par lui-même, édictant le droit, est quasi-universel pour les structures coercitives. Le droit que l'Etat s'accapare ici est entendu comme droit positif, c'est-à-dire nombre d'énoncés prescriptifs en vigueur à un instant donné, émanent d'une structure donnée, sans considération aucune pour le contenu normatif de ces énoncés.

Il est à noter que ce type d'analyse n'est nullement récusé comme jugement factuel par nombre de libertariens, critiquant précisément cette inclinaison du pouvoir à faire le droit, et à s'auto-légitimer via ce dernier. Ici, est également sûrement la source, que les partisans du jusnaturalisme anarcap ont à refuser, et à rejeter la perspective selon laquelle le droit positif pourrait se régler sur la norme ad hoc de justice qu'est le droit naturel : permettre à l'Etat de s'approprier et de faire respecter ce qui à la base devait le fait abolir, est finalement la forme la plus perverse d'acceptation et de justification de l'Etat.

C'est ici qu'apparaît donc la perspective idéaliste d'articulation du droit et du pouvoir, qui ne dit rien, par définition, quant à la faisabilité de cette hypothèse, et à la possibilité de sa réalisation. Ici, on considère le primat du droit naturel sur le pouvoir, ce n'est plus le droit qui procède du pouvoir, mais le pouvoir qui est encadré, justifié et accepté sur la base du droit. Il s'agit donc clairement d'une théorie de la justice, où ce qui devrait être règle ce qui est, sur un idéal-type. Seulement cela vient à considérer que l'idée de justice prime chez les hommes sur la crainte factuelle qu'il y a à éprouver face au pouvoir de n'importe quelle structure.

Vis-à-vis de la première conception, qui est factuelle, et donc en cela, difficilement réfutable, les libertariens admettent donc un changement de paradigme dans le jugement qu'ils portent face au pouvoir, dès qu'il s'agit... de promouvoir un idéal, une visée, une vision politique, et de justice. Face à l'analyse millénaire et réaliste du pouvoir, on assiste donc à une substitution dans l'idée que l'on se fait du pouvoir.

Cependant, si on note une dénaturation du droit et une corruption de ce dernier, quand il est accaparé par une structure illégitime, on peut également remarquer que c'est cette fois-ci, le pouvoir qui est mal jugé si on admet que le droit s'institue et instrumentalise/subordonne le pouvoir.

III/ L'anarcho-capitalisme et le problème de la réciprocité des droits individuels

Dans sa perspective "positive" (entendue, comme "proposition" ou "projet") politique, et de justice, l'anarcho-capitalisme adopte donc cette deuxième perspective, alors que son jugement est factuel sur le pouvoir tel qu'il est apparu jusque là dans l'Histoire des hommes. Je viens d'écrire que la perspective idéaliste n'avait pas d'égards avec ce qui est, et donc ne disait presque rien quant à la possibilité de réalisation d'un règne absolu du droit, d'une optique où le pouvoir procéderait du droit et non l'inverse. Il faut donc analyser les conditions de possibilité du respect du droit dans une société sans Etat. J'admets également pour les besoins de la cause que l'on se place dans une société où le droit naturel libertarien est a priori respecté, et je me propose d'observer l'évolution des comportements individuels vis-à-vis de ce dernier droit.

Je crois pouvoir reprendre une partie de l'analyse de Thomas Hobbes ici. Ce qui va motiver, dans un premier temps, les individus relèvent d'une double perspective : d'une part, le rejet de toute forme d'anomie, puisque l'on considère qu'ils souhaitent fortement avoir une épine dorsale d'organisation, et de règlement des conflits, et d'autre part, de s'assurer que cette situation perdurera, avec leurs droits individuels garantis. Sur quoi repose la perpétuation du Droit naturel dans une société anarcho-capitaliste? Sur le consentement mutuel et la reconnaissance de ces droits. Or, le point de rupture majeur est effectivement ici : le problème vient de la crainte, de la tension permanente pour l'individu de se voir reconnaître par autrui ses droits individuels. Le système de justice ne tient que par le respect du droit, et par la reconnaissance mutuelle des droits subjectifs..., c'est-à-dire au renoncement de chacun sur la part de pouvoir qu'il a de contester les droits d'autrui. Le point d'interrogation est donc à situer dans la persistance du consentement d'autrui, à me reconnaître mes droits, en même temps que je les lui reconnais. Sans Etat, sans puissance centralisatrice, rien ne me garantit de quitter cette crainte, cette incertitude persistante pouvant à tout moment entraîner le délitement du droit. La réciprocité dans la reconnaissance des droits est nécessaire à la viabilité de l'anarcho-capitalisme, et la crainte persistance, l'insécurité qu'il y a à garantir ce consentement mutuel, qui peut fort aisément partir en fumée par un relâchement de l'accord commun.

Suis-en train de dire qu'une anarchie non anomique est impossible? Pas vraiment, je suis plutôt en train de dire que le pari est très risqué compte tenu de ce que l'on n’est absolument pas sur que la fin, et l'accord mouvant sur les droits subjectifs que chacun peut obtenir n'est absolument pas certain d'aboutir à une situation où le droit en vigueur soit pleinement en conformité avec le droit naturel, dont le respect était la visée initiale. Il est également à noter qu'ici, je ne fais pas de différence entre anarcho-capitalisme et minarchisme sécessionniste, puisque les deux se heurtent finalement au même problème de la réciprocité, et du "package" Etat.

IV/ Contrat social, et démocratie : pacte et rétro-contrôle, des solutions?

Viens donc l'idée en réponse à cette question du pouvoir procédant du droit, que j'ai rattaché au problème de l'anarcho-capitalisme, du contrat social. J'essaie de placer ces deux outils que sont la démocratie et le contrat social en perspective des trois auteurs, pour pouvoir voir en quoi ils permettent de répondre aux questions précédentes.

1) Thomas Hobbes

Pour cet auteur, il est clair qu'il se situe dans l'analyse factuelle ou réaliste du pouvoir, et cherche à garantir a minima une situation particulière à l'individu. Contrat social rime ici avec aliénation de tous les droits, mais gain d'une sécurité, d'une paix armée, grâce à la soumission au pouvoir central de l'Etat.

Le pacte que constitue le contrat social, est scellé ici par tous les citoyens avec le souverain, qui lui par contre en est exclu. Il ne s'agit pas réellement de la situation idéale pour répondre au problème précédent, dans la mesure où, dans ce cas, le problème de la réciprocité de la reconnaissance des droits n'est pas résolu, puisque d'une part le souverain ne prend pas part au pacte dans la même mesure et avec le même statut que les autres citoyens, et que d'autre part, comme conséquence, ce dernier souverain n'est pas tenu de respecter les anciens droits de ces citoyens, puisque... au lieu d'être le dépositaire temporel de l'autorité de coercition, il en est l'incarnation permanente. La possibilité de passer outre le problème de la réciprocité dans l'articulation pouvoir/droit ne peut se faire que si chacun a le même statut de base, et si chacun garde néanmoins un contrôle sur la structure dépositaire de la garantie des droits.

Or, exempté de faire partie du pacte au même titre que les autres citoyens, et d'autre part, indépendant de leur volonté et de leur consentement, le souverain n'a cure que de reconnaître les droits anciennement aliénés des citoyens.

2) John Locke

C'est l'auteur le plus intéressant des trois dans une perspective libérale, mais je doute que je vous apprenne quelque chose en disant cela.

Dans un premier temps, il admet le primat du droit sur le pouvoir, ceci étant d'ailleurs révélé par le statut idéal, et pacifique de l'état de nature qu'il décrit. Cet état de nature, est implicitement, de son propre aveu, idéal et non réel, car les individus n'auraient aucun intérêt à en sortir, à sortir de cet Eden de respect du Droit naturel. Je précise ici, que contrairement à T.Hobbes, qui n'admet que la lecture réaliste du pouvoir, c'est-à-dire sans préoccupation pour le devoir-être universel, Locke admet au contraire les deux, à la fois l'un comme ce qui est souhaitable, et l'autre, après analyse des mécanismes pragmatiques et réels du pouvoir. La question est de savoir comment concilier ces deux approches, et les deux ordres que sont droit et pouvoir.

Ma réponse est bien entendu l'outil, le concept de "contrat social". A la différence de son aîné, Locke se voit donc obligé d'essayer de subordonner le pouvoir au droit, et pour se faire, il s'agit de régler le problème de la réciprocité de la reconnaissance des droits subjectifs. Cette fois-ci donc, le souverain est parti prenante au même statut que les autres hommes du contrat social, il n'est institué que comme garantie des droits individuels, pour que l'autorité centrale qu'il représente maximise le respect de ces droits, et... ne les viole que dans la mesure du fonctionnement des mécanismes (police, justice) qui permettent la garantie plus grande de ces droits.

Je doute que Locke ne soit pas conscient du fait que l'existence même de l'Etat viole une partie de ces droits individuels, mais il s'agit plutôt alors de maximiser leur respect, que d'abolir leur violation (impossible, par nature).

On peut donc voir ici qu'en fin de compte, le contractualisme de Locke permet de bien de voir l'incompatibilité fondamentale entre le fonctionnement réel du monde et du pouvoir, et l'idéal du devoir-être que représente le droit. Et que leurs relations ne peuvent se concevoir que dans une perspective de maximisation, que permet le contrat social, malgré quelques frais. Pour reprendre l'article de Valentin sur les deux conceptions relatives au minarchisme, je dirai que la conception lockéenne de l'Etat s'inscrit clairement dans la première perspective de la dualité du pouvoir.

Il me reste donc à préciser qu'en tant que partie prenante de ce pacte appelé "contrat social", les individus reconnaissent au souverain une autorité, et qu'en retour, le souverain garantit les droits individuels de tous. Mais, ceci implique également, puisque le souverain contrôle le droit, que les individus contrôle le souverain, via ce que j'ai appelé le rétro-contrôle... en l'occurrence, de la démocratie parlementaire.

3) Jean-Jacques Rousseau

Dernier auteur à étudier chez les trois contractualistes du XVIIIéme siècle, qui s'inscrit de manière peu logique dans l'analyse que je viens de produire. Le reproche que je pourrais simplement adresser à Rousseau est de ne pas voir cette incompatibilité fondamentalement insoluble entre droit et pouvoir, qui ne peut se régler que par des arrangements.

Voulant pousser encore plus loin l'analyse de Locke, il en oublie cette perspective, que l'on peut très bien remarquer quand il écrit par exemple : ""Trouver une forme d'association qui défende et protége de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant" Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution".

Je crois pouvoir dégager que la perspective que Rousseau présente ici est incompatible avec la lecture que j'avais faite du concept de contrat social, tel qu'on pouvait le présenter dans une optique libérale. D'une part, présenter un contrat tel que celui-ci aussi neutre en terme de liberté que cela soit avant le consentement ou après, est évident d'une part une gageure, mais également si on le considère comme tel, ne présente pas le moindre intérêt pour le libertarien ou le libéral lambda. Cette phrase révèle d'ailleurs que droit et pouvoir ne sont pas compris comme incompatibles, ce qui est au fond le comble de l'utopisme ou de l'idéalisme, pour instaurer un consentement vis-à-vis de l'Etat. D'autre part, on peut noter que le principe de réciprocité n'est pas isolé dans cette présentation, et que le rétro-contrôle à exercer n'est plus guère nécessaire puisque les deux situations que sont l'état de nature, et d'autre part, la société civile constituée grâce au contrat social, ne modifie théoriquement pas les rapports de pouvoir ou la liberté de chaque individu. Disons que si la liberté reste identique, et que les structures de droit et de pouvoir ne présentent pas de contradictions majeures, on perd aisément la perspective de l'objet du pacte social ainsi constitué.

On peut dire que Rousseau pêche sciemment par excès d'idéalisme puisqu'il escamote le double danger et objet que vise le contrat social. Et enfin, dernier point, à noter : Rousseau perçoit finalement assez bien les dangers de la démocratie, tout en passant outre le cocktail explosif que constitue la justification idéale et sans réserve d'un type de gouvernement (démocratie), et la reconnaissance que la pratique de ce type de gouvernement ne convient que comme idéal, et n'est in fine pas parfaitement approprié aux fonctionnements basiques humains. Il est à remarquer également, que cet idéalisme dans la conception de la démocratie, même si Rousseau en perçoit les limites lorsqu'il souhaite une démocratie directe, et le moins possible représentative, est la source de bien des ennuis, puisque toute décision majoritaire est, par définition, en vertu d'un holisme surprenant, décision et jugement de la volonté générale. Que la volonté générale soit finalement différente de la décision rendue par la majorité importe peu, puisque par définition, la règle majoritaire est équivalente chez Rousseau à la volonté générale.

V/ Conclusion

Il y a bien donc une double tension entre droit et pouvoir, et qui nécessite pour que le droit règne de la manière la plus importante, et la plus conforme au droit naturel libéral, l'instauration d'un contrat social, concept qui modélise et conditionne la perpétuation du respect du dit droit. Cependant, il implique que tous soient partis prenantes, avec le même statut dans ce contrat, pour sceller le pacte de reconnaissance réciproque des droits, via l'Etat.

Il nécessite un rétro-contrôle des deux statuts des hommes dans une société, à savoir des hommes de l'Etat sur les citoyens via le pouvoir qui garantit le droit, et des citoyens sur les hommes de l'Etat, par un vote, par une décision souveraine. Cela induit la compréhension que droit et pouvoir sont insolubles, et que la situation post-contrat social est fondamentalement différente de la situation précédente. Il est à noter qu'en aucun cas, ce système n'est compatible avec une monarchie, sauf si cette dernière est parlementaire et dispose d'une séparation stricte des pouvoirs. On peut voir donc ici d'un point de vue une double réhabilitation : de l'idée et du concept de contrat social, comme contrat théorique concevant l'articulation entre droit et pouvoir, et du concept de démocratie, mais d'une démocratie non idéalisée comme le fait, Rousseau, mais d'une démocratie prudente, donc les individus sont conscients des limites.

mardi 21 juin 2005

L'esprit et la responsabilité

Ce post s'inscrit dans mes réflexions plus ou moins profondes à propos de l'esprit, du déterminisme et du hasard.

Le déterminisme postule que les pensées ou les actions de l'homme sont préalablement calculables ; en quelque sorte, l'Univers apparaît comme un programme exécutant mathématiquement une suite d'équations. Cette vision des choses induit que la connaissance globale et exacte de l'Univers en un instant T permet de déduire l'instant T-1 ou T+1. L'homme apparaît donc comme une machine, un "système d'entrée-sortie", qui, pour établir une analogie avec l'informatique, en recevant un ensemble de variables passées en paramètre, retourne une valeur. Dans ce cadre, l'homme apparaît comme irresponsable, car, pour paraphraser Spinoza, il n'a pas voulu ce qu'il veut[1]

La vision contraire au déterminisme postule quant à elle que l'homme dispose d'un libre-arbitre, dans le sens où ce qu'il fait n'est pas calculable à l'avance : il existe une part de hasard dans l'action humaine. Cette part de hasard rendrait, selon les tenants de cette vision, l'homme naturellement responsable de ses actes car elles ne résulteraient pas de causes premières, lesquelles sont de facto hors de la portée de l'homme agissant.

Cette théorie semble cependant bâtie sur un principe curieux : en quoi le fait d'être déterminé par un facteur indéterminé rend-il plus responsable que d'être déterminé par un facteur constant ? En réalité, l'indéterminisme - tel que nous l'avons présenté - ne rejette pas le déterminisme ; au contraire, il le reconnait implicitement ; la seule différence avec la posture déterministe "classique" réside uniquement dans le fait que les facteurs qui déterminent l'homme peuvent être imprévisibles. En conséquence, je distingue mal ce qui pourrait fonder nécessairement la responsabilité de l'être humain sur de telles bases.

La question sous-jacente au problème posé n'est en fait pas exactement la bonne. Fonder la responsabilité de l'homme sur son imprévisibilité revient à considérer que l'homme est extérieur à l'univers[2], qu'une partie de sa pensée échappe complètement aux règles de celui-ci. Cette théorie est pour ainsi dire incompréhensible : non-déterminée - puisque, nous l'avons précédemment vu, reconnaître que nous sommes déterminés par des facteurs prévisibles ou imprévisibles exclue toute possibilité de fonder naturellement la responsabilité de l'être humain -, la pensée de l'homme réagi pourtant en fonction de la réalité - ce qui tend à prouver, au contraire, un certain déterminisme - ; nous pouvons donc dire que cette vision du libre-arbitre et de l'homme en général repose sur un mystère, quelque chose qui, à la manière de Dieu, du fait qu'elle soit extérieure aux règles et aux principes régissant notre univers, échappe de manière totale à l'entendement humain.

La doctrine jusnaturaliste fonde pourtant la responsabilité humaine sur cette vision du libre-arbitre, inexplicable rationnellement, incompréhensible d'un point de vue humain, mystérieuse et surtout spéculative. Fonder une discipline qui se veut scientifique sur un acte de foi, sur des croyances, des approximations ainsi que sur de l'irrationnel paraît quelque peu incohérent. La capacité apparente que nous avons à demeurer maître de nos choix nous fait instinctivement[3] penser que nous sommes naturellement et logiquement responsables de nos actes ; en réalité, la responsabilité individuelle est fondée sur l'utilité ; nous sommes considérés comme responsables non pas par l'existence d'un principe supérieur échappant à notre raison mais au contraire par la réalité de la vie en société, impossible et inenvisageable sans la reconnaissance de la responsabilité de l'individu.

Notes

[1] "Les hommes se trompent en ce qu'ils pensent être libres et cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés." Baruch Spinoza, L'Ethique, Livre II

[2] Ce qui nous fait, au passage, implicitement reconnaître la réalité de Dieu

[3] Entre autre par nos valeurs, nos principes propres à nôtre culture qui nous ont été transmis

lundi 20 juin 2005

Podcast - Episode 2

Le Podcast Nouveau est arrivé !

Je vous laisse écouter sans plus attendre :

Podcast - Episode 2 - Format MP3